Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !(⏱Temps de lecture : 12 minutes) Vivre à Rome, pendant des années, en partageant au jour le jour la vie des Romains, c’est découvrir une ville très éloignée des clichés du tourisme et des enthousiasmes du traditionnel « Voyage en Italie » auquel doit se prêter tout peintre si ce n’est tout artiste, tout esthète.
Âpre, dure, corrompue, somnolente et violente à la fois, partagée entre le rêve de sa grandeur passée et la réalité de sa dégradation contemporaine, Rome garde pourtant une beauté secrète, qui exerce une emprise hypnotique sur nombre de ses habitants. D’extases en mélancolies, Rome aura nourri toutes les formes de la ferveur littéraire, entretenant l’illusion, jusqu’au mensonge. Montaigne, du Bellay, Michel-Ange, Poussin, Piranèse, Goethe, Chateaubriand, Stendhal, Shelley, Keats, Rilke, Moravia, Ungaretti, Ingeborg Bachmann, Thomas Bernhard, Balthus, Fellini, Flaiano, Pasolini, et tant d’autres encore, hantent les pages de ce livre : les Romains eux-mêmes, de souche ou d’adoption, morts et vivants, célèbres et anonymes, nous aident à saisir la vérité souterraine de leur ville, son énigme, sa vibration, sa vocation à une décomposition que l’on pourrait qualifier de cioranesque. « La seule ville au monde qui ressemble à une autopsie » estimait Julien Gracq ; Thomas Bernhardt lui, l’avait élue « parce qu’elle avoisine le néant ». 
Curieusement, comme le souligne l’auteur, au cœur de son naufrage, la ville paraît avoir, comme nombre de ses habitants, le visage tranquille de ceux qui n’ont cure du désastre et n’en veulent rien savoir. 

Plus qu’un guide inédit, Rome Chronique d’apocalypse est à la fois un voyage dans Rome et une quête spirituelle : la Ville s’y révèle dans une lumière surprenante, qui éclaire aussi le destin de l’Europe d’aujourd’hui. Car cette Rome malmenée, et désormais marginale, est l’image d’une Europe elle-même reléguée à la marge du monde devenu planétaire. En son apocalypse, Rome serait le miroir de l’Europe contemporaine, et son centre insolite : la vie s’y consume sans extase ni nostalgie, dans l’oubli de son être historial et, conséquemment, dans l’indifférence générale envers les signes avant-coureurs de la barbarie qui vient (déficit de l’État et incurie de ses services, catastrophe sanitaire et écologique, agonie du système éducatif, etc.).

Il est un moment où la connaissance des choses rend difficile toute cosmétique, la lucidité se paie en désenchantement, en poids de mélancolie. En témoin érudit, mais avec une légèreté toute empreinte de sprezzatura, Jean Lauxerois nous offre des réflexions fortes mais souvent sombres et sans complaisance sur les Romains et l’insalubrité morale de « Mamma Roma » (qui est aussi « Roma Merda »). Sa dénonciation de « l’illusion romaine » nous remet face à nos devoirs : apprendre à voir, à trouver le chemin de soi dans la magie/chaos des formes et des couleurs de la somptueuse anarchie de la Ville éternelle. Tout cela à la pointe d’un style d’une vigueur, d’une alacrité sans pareils, avec des fulgurances dans le trait du coup de crayon qui surprennent – ainsi de l’admirable portrait du grand Ennio Flaiano (p. 248). On retiendra aussi en fin d’ouvrage l’étourdissante analyse du premier roman de l’histoire, né de l’effondrement du sacré à Rome : Satiricon, « le roman de l’imposture qui dénonce d’emblée l’imposture du roman », création littéraire qui ne pouvait naître que là où règnent le faux et le simulacre.

Un voyage unique en compagnie d’un grand lettré – philosophe, historien d’art et traducteur, pour nous guider, nous initier à la recherche de ce qui éternellement fascine dans cette ville aux charmes délétères. Vous avez aimé la fresque romaine baroque et démesurée dans La grande bellezza de Paolo Sorrentino ? Rome Chronique d’apocalypse la paraphe en se haussant à une ample et térébrante méditation sur le destin civilisationnel de l’Europe.
Ce livre d’une rare intelligence sensible, initialement publié en 2016 sous le titre Rome Apocalypse était devenu introuvable (excepté en occasion, à des prix prohibitifs), il méritait donc une réédition. Merci à Vincent Pélissier des éditions Fario de l’avoir fait, à son habitude avec soin et dans une élégante composition. 

Patrick aime assezAvec Le Livre suivi de L’expérience des mots, Gérard Pfister nous propose le dernier volet d’un projet poétique commencé avec Ce qui n’a pas de nom (2019) et Hautes Huttes (2021) : un triptyque de 2500 poèmes sur près de 1000 pages, l’ensemble constituant une somme intitulée : Les Jeux de la lumière et des voix.
Ce nouvel opus en est à la fois le couronnement et le mode d’emploi. Point d’orgue qui d’emblée affiche un ambitieux dessein puisqu’il s’agit de faire à la fois éprouver (par les poèmes) et comprendre (par la prose) ce que c’est qu’écrire, lire, vivre parmi les mots. Réflexion en abîme sur l’objet livre ou, si l’on veut, livre-miroir de ce qu’est pour chacun « L’expérience des mots », titre de l’essai qui explicite, éclaire et clôture ce parcours.

Qu’est-ce qui fait l’humanité de l’homme, qui le détache de l’animalité, du tout biologique ? Une blessure première, primitive : le phénomène de la parole, le miracle du langage. La parole sépare l’homme des autres espèces et de sa propre opacité animale, elle introduit en lui la conscience réflexive qui implique de se savoir mortel et fait surgir la question existentielle de l’identité/altérité. De fait, nous sommes voués à cette sorte d’hallucination collective, cette sorte d’aliénation mentale qu’on appelle le langage, et nous en sommes autant les hôtes que les prisonniers. Voilà où s’origine la réflexion de Gérard Pfister. Car, dit-il, « nous vivons parmi les mots bien plus que parmi les choses. Et aujourd’hui tout particulièrement où nous sommes plus que jamais coupés de la nature. Enfermés dans un monde de signifiants tellement proliférants qu’ils en viennent à ne plus signifier qu’eux-mêmes et nous priver de tout recours. »
Les 500 tercets qui se succèdent dans la première partie de Le Livre se veulent la réponse kaléidoscopique à la question cardinale : à quoi sert le livre ? Selon l’auteur : « Non pas à nous couper davantage encore du monde, à nous isoler dans les ruminations dérisoires d’un ego malheureux. Non, tout au contraire : il s’agit d’ajourer les mots, de les rendre transparents, fluides, pour qu’ils deviennent une fenêtre sur le réel, sur la nudité inquiétante et merveilleuse du réel. Pour qu’ils deviennent passage. » 
Il faut nous délivrer des mots par un autre usage des mots. Nous délivrer du livre, et ainsi nous délivrer de nous-mêmes. Car, dit le premier poème, « Ce n’est pas du livre / qu’il faut parler // mais de l’expérience ». Car l’expérience est une sorte d’interpellation ou de réveil. Et le second : « Que serait un livre // si ce n’est le silence / où il nous fait entrer ». C’est cette expérience de délivrance, d’ouverture, de dépassement en une réalité plus vaste qui est l’enjeu de cette méditation : là se joue notre liberté même. Le langage, la culture et la tradition, ainsi que l’histoire – lorsqu’ils ne sont pas dévoyés vers une plus grande intensité d’oubli (et donc de destruction) – sont un soubassement et une condition de la liberté. Ce court essai percutant se perd un peu dans une effusion lyrique qui vient voiler sinon trahir la belle clairvoyance initiale et les défiances qu’elle avait posées. Comme si l’emballement rhétorique corseté dans le formalisme des tercets se déboutonnait malicieusement dans les dernières lignes – la question est : jusqu’où pousser le chant dans ses élans avant qu’il ne devienne incantation* ? Ou comment réarrimer le langage à la vie sans que ce dernier de moyen ne devienne fin ? Je risque cette réserve en reconnaissant que, peut-être, ma lecture n’est pas au diapason de l’auteur.
Il est pensable que le grand lecteur, traducteur-passeur, éditeur qu’est Gérard Pfister livre là son « testament » de poète, nourri certes de mots, mais surtout d’une riche expérience faite de voyages, de paysages, de rencontres, d’amitiés, de musique… bref, d’une vie construite sur l’Ouvert et le mystère en suivant au plus près « un chemin sans bord ».

Patrick aime pas malLast but not least, Le Silence qui roule, éditeur qui publie peu mais de manière moins sélective qu’élective, nous offre un beau recueil de poèmes de Nicole Réda-Euvremer : Partie remise avec en couverture une peinture de Marie Alloy (« Feu de branches », huile sur toile, 2022). Douée d’une sensibilité très fine, ce poète traduit jusqu’au frisson, avec souplesse et exactitude, tout ce que touche sa langue sonore et imagée, vibrante d’échos de voix de poètes comme celles de Cesare Vallejo, Miguel de Cervantes, Garcilaso de la Vega, Luis de Góngora, Federico García Lorca, Antonio Machado, Tirso de Molina, Mío Cid, Ramón del Valle Inclán (Nicole Réda-Euvremer est hispanisante – enseignante d’espagnol, traductrice, elle a publié un panorama commenté de la littérature espagnole du XXe siècle). Elle excelle dans l’évocation du pays de l’enfance et du bonheur calme, réveille la mémoire de l’intime qui s’ouvre alors vive et contagieuse pour le lecteur. Cela nous change des pohétesses qui pullulent sur Facebook, se métastasant par la grâce des « amis », cherchant avec un narcissisme souvent pathétique à attirer l’attention sur leur dernière petite crotte pohétique, laquelle ne sent pas forcément plus mauvais qu’une autre… ce n’est pas la question, simplement il n’y a pas là de nécessité. 

* Mais il est vrai que « Où manque la parole, commence la musique, où s’arrêtent les mots, l’homme ne peut plus que chanter. » Janáček, cité par Vladimir Jankélévitch.

Rome Chronique d’apocalypse de Jean Lauxerois, éditions Fario, 2023 (23€).
Le Livre suivi de L’expérience des mots de Gérard Pfister, Coll. Les Cahiers d’Arfuyen, éditions Arfuyen, 2023 (17€).
Partie remise de Nicole Euvremer, Collection Poésie du Silence, éditions Le Silence qui roule, 2023 (16€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie ©LeLorgnonmélancolique / Éditions Fario – Éditions Arfuyen – Éditions Le Silence qui roule.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau