Patrick Corneau

Pour comprendre ce livre de l’architecte-designer Ettore Sottsass (1917-2007) et en prendre la vraie mesure, il faut commencer par la fin et lire les vingt dernières lignes qui donnent non pas l’argument mais la tonalité qui traverse cet étrange objet littéraire de part en part :
« Le propre de la perfection est de se perdre, l’enchantement est voué à disparaître. C’est comme ces framboises que je cueillais en forêt, au petit matin, souvenir ordinaire, certes – mais j’ai tant de nostalgie pour ces souvenirs personnels, souvenirs d’anciennes perfections perdues. En fait, je suis hanté par les nostalgies privées, et d’ailleurs aussi, d’une certaine façon, par les nostalgies collectives, qui remontent bien loin, à des temps très anciens, parce que je sais toujours quand une perfection des plus particulières se perd à jamais. On abandonne toujours quelque chose, on n’en finit jamais de dire adieu. Il faudrait peut-être essayer d’inventer de nouvelles perfections, penser à tout instant à une perfection que l’on pourrait perfectionner encore – autrement dit, le problème est permanent : il faut se construire sans cesse des perfections nouvelles, pour sans cesse nourrir en nous la nostalgie qu’elles nous laisseront. »

Tonalité qu’il est difficile de cerner en un seul mot car elle participe de la nostalgie, de la saudade lusitano-brésilienne, d’une mélancolie empreinte du regret des choses passées – ce qu’au Japon on trouve exprimé par le concept de Mono no aware (物の哀れ) – « sensibilité pour l’éphémère » – et merveilleusement illustré chez l’écrivaine et poétesse Sei Shonagon. S’il me fallait risquer un mot pour qualifier l’esthétique qui, en filigrane, court le long de ces vignettes décousues, je parlerais aussi de wabi sabi – cette vision esthétique japonaise, ou plutôt cette disposition spirituelle, dérivé de principes bouddhistes zen qui célèbre la vie dans sa perfection imparfaite, la beauté cachée dans l’inhabituel, les lieux ou les objets passés de mode qu’on néglige ou qu’on rejette. D’ailleurs les pages les plus fortes dans lesquelles Ettore Sottsass évoque ses tribulations à travers le monde sont celles consacrées au Japon avec qui, hommes, culture, objets, vêtements, cuisine, il entre en symbiose immédiate.

Pour décrire ce livre que l’on ne sait quel par bout prendre – c’est sa force et son originalité -, on peut continuer à filer la métaphore nippone et le présenter comme un repas japonais : tout est sur la table : le doux, l’amer, le sucré, le fade… et il suffit de picorer de-ci delà pour opposer, comparer, harmoniser les saveurs. Peu importe les matières, les contenus, seul compte l’impression qui reste en bouche ! Et c’est un peu comme cela que je définirais Écrit la nuit : un livre qui compte moins par les évocations ponctuelles de faits vécus que par les résonances multiples que le souvenir fait éclore par la grâce de l’écriture. Mieux même que le souvenir : l’ombre qu’il laisse à travers une réminiscence ! Il y a là un art musical de l’anamnèse tout à fait étonnant chez Sottsass. Les rutilances de la vie nimbées d’une douce mélancolie par l’écoulement du temps lequel rend les choses triviales, absurdes, incongrues, mesquines tellement poignantes* (« ce qui me point » dans une photo disait Roland Barthes), débondant parfois une émotion qui nous met au bord des larmes…

Outre la lecture de l’envoi, pour pénétrer la teneur existentielle de ce récit, il faut observer attentivement le portrait photographique d’Ettore Sottsass sur la couverture : les paupières lourdes, les moustaches tombantes qui accentuent le pli amer autour de la bouche, l’appui sur le poing fermé de la tête penchée : tous les signes du mal de vivre, une vraie Melencolia à la Dürer. Quelque part Sottsass dit d’un groupe de personnes : « Comme si la fatigue de vivre les avait définitivement emprisonnés… » – c’est un insight profond sur sa propre complexion. Ettore Sottsass apparaît dans ce récit plus qu’un artiste iconoclaste dans le monde de l’architecture et du design, mais bien un créateur indéfinissable, incernable, touchant à tout : architecture, design, céramique, photographie… mais aussi penseur, poète, écrivain, ce qui le rendait extrêmement atypique, peu fréquentable dans des milieux où chacun reste à sa place, ne sort pas de sa petite case sociale, professionnelle, stylistique ou esthétique.

Écrit la nuit est en réalité une confession extraite d’un texte plus ample écrit au début des années 2000 et paru en Italie en 2010 (Scritto di notte, Adelphi Edizioni), sous-titré un peu maladroitement Le Livre interdit où, en vérité, il est peu question d’architecture ou de design – si ce n’est en passant et de manière redoutable – mais de l’amour et de la compagnie des femmes. L’amour non tant pour l’épouse Fernanda Pivano, intellectuelle italienne qui a permis à Sottsass de côtoyer les écrivains américains de la Beat Generation, dont elle était la traductrice, mais plutôt pour ses maîtresses, Clelia, jeune Catalane à laquelle est consacré le premier chapitre et surtout Barbara Radice, de 30 ans sa cadette, qui partagera les dernières années de sa vie.
Sottsass n’aimait pas son époque dont tout le heurtait, le blessait, le révulsait mais il aimait les femmes. Il avait le sens de la beauté féminine, un goût aigu qui le guidait et parfois le possédait, l’ensorcelait au point d’en crever. Le trouble érotique puis le désir provoqué par les corps jeunes et séduisants est évoqué dans des termes à la fois crus et pudiques, réalistes et poétiques, entre attirance et répulsion car l’amour est un gouffre qui dépasse une banale transaction entre sexes consentants… Dès la première rencontre dans l’atelier de Vittorio Gregotti, grand architecte, il est frappé par le charme sauvage de la jeune fille qu’est Barbara : « Le corps de Barbara est si beau, si svelte, c’est un vrai corps animal, compact, mais en rien sportif, naturel, au contraire parfait, si féminin, le sexe incrusté entre ses cuisses comme une pierre précieuse, et les bras balayant l’air on ne sait pourquoi, peut-être pour embrasser le ciel sur tout l’espace de l’horizon. »

Au fil des travaux, des invitations, des célébrations, nous suivons Ettore et Barbara dans leurs fréquents déplacements. Des séjours auprès de célébrités : des architectes comme Vittorio Gregotti et sa femme, que Sottsass fréquentait régulièrement, mais également des intellectuels, l’éditeur Giangiacomo Feltrinelli, des industriels, Roberto Olivetti en couple avec l’actrice Anna Nogara. On a parfois l’impression d’être face à un trou de serrure par lequel on regarde s’ébattre l’hyperclasse mondiale avec ses travers, excentricités, faux luxe et mauvais goût, ses vanités étalées, imperturbablement bétonnée d’autosatisfaction. Ambiance et surtout regard impitoyable qui m’a rappelé celui de Jep Gambardella, incarné par Toni Servillo, le critique d’art désabusé qui dans La Grande Bellezza, le film de Paolo Sorrentino, s’adonne avec cynisme aux délices de la high-life romaine.
Viscéralement réfractaire au charme du futile et de la mondanité, mais génialement « sur le motif », Ettore Sottsass nous livre des portraits assassins de la bourgeoisie italienne. Il ne se prive pas au passage de quelques coups de griffes sur ses collègues architectes. Le plus haï est sans aucun doute Ricardo Bofill, « l’architecte espagnol apprécié de Giscard d’Estaing ». « Riccardo Bofill est un homme affamé de succès, nerveux et jaloux, peut-être parce qu’il est de petite taille et toujours obsédé par l’idée que quelque chose puisse lui échapper (…) Il croit que s’il avait pu dessiner la pyramide de Khéops ou le lit de Toutânkhamon, il aurait résolu le problème et il semble ignorer que les habitants de la Papouasie et des millions d’autres êtres humains ne s’intéressent pas tant que ça aux pyramides et aux bâtiments de pierre. » À cette vision absolue, universaliste et figée dans un conformisme désuet, Sottsass oppose son idée de l’architecture, ancrée dans le moment, dédiée à l’invention de « formes adaptées à l’instant et vouées à l’éphémère ». Une architecture qui « s’adresse à des petites communautés passagères, réduites, limitées ». D’autres nationalités et styles architecturaux en prennent pour leur grade, ainsi près de Rome : « Cet hôtel Midas ressemble à un hôtel allemand de Stuttgart, ou de Berlin, marron et ténébreux, avec des sèche-cheveux orange. Dieu sait pourquoi, les Allemands adorent associer le marron et l’orange, j’y vois toute la présomption allemande associée à la présomption américaine – c’est comme l’aéroport de Francfort, construit sur une idée violente, hermétique et agressive de la technologie, et non sur l’idée d’une technologie au service d’un quotidien serein. »
Détestation suprême : le tourisme de masse (auquel il participe, bien évidemment) : « … aujourd’hui, il m’apparaît comme un nouveau genre de consommation colonialiste, une exploitation de la destinée plus ou moins cruelle d’autrui. On pourrait le voir aussi comme un gigantesque alibi, la meilleure manière d’éviter le voyage intérieur, la connaissance de soi. Ou peut-être pas ? Peut-être s’agit-il tout simplement de curiosité. »

L’âme d’Ettore Sottsass était fêlée, d’où cette sensibilité d’écorché vif, ses réactions épidermiques. Pour cela même, on est saisi par le charme de cette personnalité versatile en ses curiosités, aversions, emportements ; en ses dons surtout, pouvant passer de l’évocation élégiaque d’une fin d’après-midi : « la chambre était baignée dans la pénombre lumineuse et pathétique propre à l’été méditerranéen, dont on porte toute sa vie la nostalgie – ou peut-être cette pénombre est-elle la nostalgie même ? » à une lucidité térébrante, à l’aveu sans complaisance de ses défauts et manques : « J’ai changé, moi aussi. Je m’aperçois que j’abrite des pensées, des actions, des réactions que je suis seul à connaître ; je sais que je suis seul, pour moi seul, que je ne vibre pas aux échos qui me parviennent du dehors. C’est affreux. Je sens que je deviens vulgaire, et violent, et traître, mais vulgaire surtout, comme tous ceux que je déteste. Je n’en peux plus de devoir me cacher, et cacher tout ce que je ressens. Et aussi, peut-être, de cacher ce livre noir que personne ne pourra jamais lire. »
Ce petit livre opportunément publié par les jeunes Éditions Herodios se lit en une après-midi mais une fois refermé, ne se laisse pas oublier : il dépose en nous ce goût légèrement sur, à peine acide des fruits défendus que l’on a laissé un peu trop mûrir.

* La « ahité » des choses dont parlait Claudel : « cela dans les choses qui fait ah ! » et qui constitue dans la sensibilité poétique japonaise le « moment du haïku » : l’éclair de conscience (Ahness) où l’on saisit la mélancolie des choses dans ce qu’elles ont de transitoire et d’éphémère (la floraison des cerisiers).

Écrit la nuit. Le livre interdit de Ettore Sottsass, Éditions Herodios, 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).

Un curieux portrait d’E. Sottsass par Patrick Mauriès.

Illustrations : photographie de Santi Caleca / Éditions Herodios.

Prochain billet le 8 avril.

  1. Ce texte du Lorgnon est une superbe mise en appétit – pour reprendre la comparaison avec le repas japonais-.
    On voit Sottsass, on perçoit sa sensualité et son degré extrême d’exigence.
    Merci Patrick.
    JPP.

    1. Patrick Corneau says:

      Les librairies devraient être les premiers endroits à être « déconfinés » (mesure de salubrité mentale publique)! 😉

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