Patrick Corneau

« Je ne suis rien, je peux tout me permettre » disait Witold Gombrowicz (1904-1969), ce grand humoriste et sublime provocateur, dont l’œuvre demeure plus que jamais un véritable « baromètre de la liberté d’expression » comme dit Rita Gombrowicz. En exil plus de vingt ans en Argentine, le « pays des vaches », à distance de l’histoire, de l’Europe et de la littérature, il a lutté avec les seuls moyens de l’écriture contre tout ce qui déforme le visage changeant de l’homme et lui impose une forme finie : une « gueule » comme il l’écrivit dans Ferdydurke. Dans son Journal, monument d’intelligence et d’impertinence, je ne me lasse pas de ce passage profondément philosophique sous la cocasserie apparente.

Je me promenais dans l’allée bordée d’eucalyptus, quand tout à coup surgit de derrière un arbre une vache.
Je m’arrêtai et nous nous regardâmes dans le blanc des yeux.
Sa vachéité surprit à ce point mon humanité — il y eut une telle tension dans l’instant où nos regards se croisèrent — que je me sentis confus en tant qu’homme, en tant que membre de l’espèce humaine. Sentiment étrange, que j’éprouvais sans doute pour la première fois : la honte de l’homme face à l’animal. Je lui avais permis de me voir, de me regarder, ce qui nous rendait égaux, et du coup j’étais devenu moi-même un animal, mais un animal étrange, je dirais illicite. Je me mis en route, reprenant ma promenade interrompue, mais je ne sentais mal à l’aise… au milieu de cette nature qui m’assiégeait de toutes parts, qui avait l’air de m’épier.

Les vaches.
Quand je croise un troupeau de vaches, elles tournent leurs têtes vers moi et me suivent des yeux jusqu’à ce que je sois passé. Cela m’arrivait chez les Russovich, à Corrientes. Mais à l’époque cela ne me touchait pas tandis que maintenant, depuis « la vache qui m’a vu », j’ai l’impression que ces yeux voient. Herbages et pâturages ! Arbres et prairies ! Verte campagne du monde ! Je me plonge en son sein comme si je quittais un rivage et je me sens cerné par une présence faite de milliards d’êtres. Pulsation de matière vivante ! Couchers de soleil somptueux. Aujourd’hui, c’étaient deux îles qui se déployaient, blanches et beiges et brunes, avec des montagnes et des tours de stalagmites translucides, le tout couronné de rubis. Puis les îles se sont fondues en une baie d’un bleu mystique, si pur que j’en aurais presque cru en Dieu. Enfin, au ras de l’horizon se fit une condensation sombre, une lente reptation et, parmi les rondeurs brunes qui déferlaient sur la voûte céleste, il ne resta qu’un seul point lumineux, cœur battant de la clarté. Hosanna ! Inutile de continuer, on a déjà dépeint tant de couchers de soleil dans la littérature, la nôtre surtout !
C’est d’autre chose qu’il s’agit. De la vache. Comment se comporter face à une vache ?
De la nature. Comment se comporter face à la nature ?
Je marche sur cette route, cerné par la pampa ; au milieu de toute cette nature, je me sens un étranger, moi, dans ma peau d’homme… D’une altérité angoissante. Créature à part. Et je vois bien que les descriptions polonaises de la nature, tout comme les autres, ne peuvent m’être d’aucun secours dans cet antagonisme soudain entre la nature et moi. Antagonisme qui demande à être résolu.

Ce qui me pousse vers cet en-bas, vers cette confrontation avec le cheval, le scarabée, la plante, c’est ma tendance à « renouer avec l’Inférieur ». Si j’essaie de subordonner la conscience supérieure à la conscience inférieure dans le monde humain, si je veux relier la maturité à l’immaturité, ne dois-je pas descendre aussi l’échelle des espèces ? Parcourir toute l’échelle, jusqu’en bas ?
Mais j’éprouve une sorte de répugnance… Je l’avoue. Cela m’ennuie. Je n’ai pas envie d’y penser. J’ai horreur, je supporte très mal, de quitter en pensée le royaume humain. Est-ce parce que les royaumes qui nous entourent sont trop vastes ? Que j’appréhende de quitter ma propre maison ?
Comprendre la nature, la contempler, l’analyser, c’est une chose. Mais lorsque je tâche de l’approcher comme quelque chose d’égal à moi par la vie commune qui nous englobe, que j’essaie d’être à tu et à toi avec les animaux et les plantes, je suis pris de lassitude et de dégoût, je perds courage, je rentre au plus vite dans mon humaine maison et je ferme la porte à double tour.
J’en prends note, car qui sait si ce n’est pas un des traits principaux de mon humanité que ce refus, qui se traduit par mon ennui, ma fatigue, dès que je veux reconnaître et cerner cette autre vie, inférieure ?

Witold Gombrowicz, Journal, tome I, 1953-1958, coll. Folio, Gallimard.

Illustrations : photographie de Sophie Bassouls et « Vache la belle queutée (ou Vache au pré rose) » de Jean Dubuffet / Éditions Gallimard.

Prochain billet le 15 janvier.

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Patrick Corneau