Patrick Corneau

« Il est phtisique : avec un visage jaune et creusé. Seul le bout de son nez, semé de quelques boutons, est violacé. Il porte des lunettes, et il semblerait que de la cendre lui tombe dans les yeux. Il marche à pas longs et rigides ; avançant un pied, il fait bouger l’épaule correspondante.
Elle a honte de se parer d’une rose ! Ses gants froissés et tout troués, une jupe qui lui reste entre les jambes, un chapeau qui avait été à la mode dix ans auparavant, des chaussures à talons tordus.
Ils firent connaissance dans une brasserie, près d’une promenade publique, un dimanche : des petites tables de pierre, rondes, des tabourets de fer peint, un petit orchestre jouant faux, dirigé par un chef chauve.
Ils se marièrent.
Ils ne sortent presque jamais ensemble ; et un sale petit clébard bâtard, pelé et ratatiné, lui emboîte le pas, qui s’arrête tous les trente mètres afin de ne pas tomber sur ses pattes arrière. »

Comment ne pas tomber en admiration devant un tel portrait ? Devant le talent qui, grâce à un sens inouï du raccourci, trace en quelques lignes, quelques traits impeccables, une existence entière, sa touchante simplicité entre mesquinerie, mochetée, fiasco et tendresse pour les vies minuscules, la dignité des humbles ?
Je ne connaissais pas Federigo Tozzi (1883-1920), c’est une découverte. D’autant plus forte, et sincèrement admirative qu’elle s’est faite un peu par hasard, en consultant le catalogue des éditions de La Baconnière à propos d’un tout autre livre. L’éditeur suisse en effet publie Les Choses, Les Gens, le dernier volet d’une trilogie conçue par Federigo Tozzi peu avant sa disparition dont seule la première partie, intitulé Les Bêtes, fut publiée de son vivant. Mal connus, ces deux ensembles de proses ont été publiés à titre posthume en 1981.
Curieusement, Federigo Tozzi est un auteur toscan sorti tardivement et progressivement de l’ombre. Natif de Sienne et autodidacte, il passa son enfance à lire à la Biblioteca Comunale degli Intronati. Il eut une adolescence torturée. La mort précoce de sa mère, des rapports difficiles avec un père autoritaire n’y furent pas pour rien. Devenu journaliste à Rome, il rencontre Pirandello et fonde la revue La Torre. D’abord auteur de poèmes (La zampogna verde puis La città della Vergine), il se tourne vers le roman (Tre Croci, Il Podere) après la Grande Guerre où il sert comme journaliste auprès de la Croix Rouge. En 1919 il publie son œuvre maîtresse, Les yeux fermés et meurt prématurément à l’âge de 37 ans de la grippe espagnole.

J’ai d’abord lu Les Bêtes, traduit de l’italien par Philippe Di Meo chez José Corti en 2012 (collection Biophilia). Comme son titre l’indique, ce recueil est censé mettre en scène des animaux dans une suite de textes fragmentaires. Il ne s’agit en aucun cas d’un bestiaire et il ne faut pas s’attendre à lire un texte élégiaque sur la nature et sur les bêtes. Dans chacun des 69 fragments, un animal apparaît certes, mais de manière fortuite ou marginale. L’animal vient ponctuer chaque récit comme une coda, une présence, un (r)appel de la nature venant rompre la bulle du poète, son intériorité douloureuse. Chaque segment narratif, même s’il a sa signification propre, se trouve ainsi relié à tous les autres par un subtil fil symbolique. Nous voyons le narrateur laisser la vie à un ver qu’il déniche dans une vieille planche, à un escargot sous un robinet, suivre des yeux avec tendresse un « sale petit cabot bâtard » ou un rouge-gorge qui joue avec ses ailes. L’inquiétude s’insinue peu à peu, une sorte d’« étrange étrangeté » nous saisit à l’évocation de détails qui frisent l’anormal comme chez cette femme charcutière « pâle, avec un cou si gonflé qu’il me faisait penser à celui d’une cane au jabot bien rempli » ou le portrait d’un cordonnier qui « au bout de sa jambe de bois… fait sauter sa pie déplumée, crasseuse et immanquablement ruisselante, parce qu’elle se faufile dans la bassine où il met son cuir à tremper ».

Les descriptions chez Federigo Tozzi sont un modèle du « portrait-éclair » : combinaisons d’ellipses, de sous-entendus, de précisions réalistes et notations inattendues : « Il avait les oreilles percées ; mais il attendait que meure l’un de ses oncles qui lui laisserait deux anneaux de cuivre. » Puis, soudain, le texte bascule : « Un jour, apercevant un crapaud, il montra comment on les tue » et s’achève par l’énumération des supplices infligés à un grand nombre de crapauds, qui « meurent en silence, avec des yeux qui miroitent ». Nous voilà lecteurs, immergés abruptement dans la complexité de la nature humaine, sans l’aide de l’auteur, qui semble additionner naïvement les descriptions et les évocations de son passé, mais qui, en vérité, parle de lui, lui dont la figure singulière, dérangeante émerge peu à peu, au fil des pages. Une présence farouche, brûlante, frappée d’une sensibilité épidermique au monde qu’il nous décrit, réel et fantasmé, marqué à la fois de cruauté et d’extase devant sa beauté, dans une écriture emportée, hallucinée. Comme dans ce passage, par exemple, où Tozzi traite sa ville et ses rues comme des personnages : « Une rue descend : une autre descend aussi et vient à sa rencontre : elles s’arrêtent ensemble. Au milieu de la première, une autre en part, qui descend dans une autre direction, et elle en trouve aussitôt une autre, en contrebas, qui en fait autant. » Cela donne une fresque urbaine où tout bouge, est pris de folie : on se croirait dans une des toiles de Chaïm Soutine peintes à Céret ou à Cagnes où maisons, rues, personnages partent à la renverse… On comprend qu’à la fois Federigo Tozzi aime ce pays, Sienne et ses environs, qu’il a aimé y vivre, mais aussi qu’il y a étouffé et souffert (de nombreuses mentions de pleurs, sanglots, dégoût de la vie, envie de suicide). Parce qu’il s’identifie avec ce qu’il décrit : un malheureux cheval (alors comme lui il « essaie de parer les coups de fouet »), la terre que laboure le soc des paysans… Federigo Tozzi est plus volontiers le proche, le frère, de ce qui est meurtri et dominé que de ce qui s’élève, échappe aux pesanteurs terrestres. Il échangerait volontiers sa « place contre celle des étoiles », appelle à l’aide l’alouette à laquelle il s’adresse dans le tout premier texte (« qui tremble, tes ailes ou mon cœur ? ») et dans le tout dernier (« Alouette, prends mon âme ! »).

Lire Federigo Tozzi est une expérience qu’un lecteur un peu émotif, un peu empathique (avec le danger d’entrer trop facilement en syntonie avec l’auteur) n’est pas près d’oublier. Le lisant, on ne peut s’empêcher de le rapprocher des grands auteurs européens du début du XXe siècle qui s’attachèrent à souligner le besoin d’un sens et l’impossibilité de l’obtenir : Pirandello, Svevo, Kafka, Musil. Mais j’ai surtout pensé à Robert Walser, dont il a le retrait, le désenchantement, et à Paul-Jean Toulet dont il a l’immense mélancolie. Comme eux, il s’intéresse à la psychologie des profondeurs, mais sans le dire, comme par inadvertance. Comme eux, il revendique l’enfance, sa fraîcheur, sa lumière : « Je voudrais lire comme un garçonnet, comprendre comme un garçonnet », il a ainsi l’ambition, tout jeune, d’écrire « une histoire naïve et tragique à la ressemblance de l’un de ces pampres que le vent faisait tomber entre mes genoux ; voilà : comme ce pampre existe bien, mon livre existera ».

J’ai retrouvé avec Les Choses Les Gens comme l’aboutissement exemplaire de l’écriture déjà présente dans Les Bêtes : le vertige d’une appartenance singulière au monde s’exprimant entre dire et suggérer dans le moindre propos, la moindre pensée, la moindre parole. On retrouve la même naïveté d’une appartenance poétique au monde où tout serait enclin à la révélation, aux charmes de la présence, mais soumise à des sursauts, des déviations, des déviances inexplicables, comme si une forme d’attaque sourde agissait sans cesse, un principe de destruction empêchant le contentement comme la plénitude. Là gît l’énigme d’un homme irrité contre la vie et contre lui-même, génialement en polémique avec son temps.
L’éditeur de ce texte hautement original – merveilleusement traduit par Philippe Di Meo, il faut le souligner – a eu l’heur de citer le commentaire abrupt et pénétrant de Giorgio Manganelli : « L’œuvre de Federigo Tozzi se situe à mi-chemin de la ville de Sienne et de la névrose. » Autrement dit, elle nous met en capacité d’admirer, de nous étonner et de nous perdre.

Federigo Tozzi, Les Bêtes, traduit de l’italien par Philippe Di Meo, José Corti, collection Biophilia, 2012 – Les Choses Les Gens, traduit de l’italien par Philippe Di Meo, Éditions La Baconnière, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : dessin origine inconnue / Éditions José Corti et La Baconnière.

Prochain billet le 6 décembre.

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Patrick Corneau