De Georg Büchner, je me souviens avoir eu La Mort de Danton au programme d’un très, très lointain certificat de Littérature comparée (avec le Jules César de Shakespeare, je crois). Dans la foulée, j’avais lu Lenz. Lu? Lu trop vite, parce que trop jeune. Faute de m’être accroché à ces textes, je n’en avais pas saisi la grandeur novatrice – mais le nom de Büchner s’était inscrit dans un coin préservé de ma mémoire.
Jérôme Thélot, professeur, écrivain et traducteur, dont j’ai déjà parlé à propos de son travail sur Rousseau, nous livre aujourd’hui une traduction nouvelle du Woyzeck de Büchner joliment édité aux éditions du geste (nouvel éditeur qui se consacre au théâtre).
Je le dis sans ambages : ce petit livre est d’une matière si dense qu’il brise la glace de notre indifférence à l’égard de Büchner, irremplaçable contemporain que sa gloire encombre et finit par obscurcir. Il faut lire ce Woyzeck non pas seulement pour la traduction inédite mais surtout pour la passionnante postface qui remet en perspective, avec des arguments nouveaux, la radicale modernité de cet écrivain inclassable et vient justifier en théorie, ou plutôt en poétique et même en poïétique cette nouvelle version du drame. Postface – disons plutôt petit essai – intitulé « De Danton à Woyzeck, l’abaissement de la parole« .
Ce titre est dans le droit fil de la réflexion sur la violence de la parole que Jérôme Thélot a engagée depuis sa thèse sur Baudelaire, puis ses études sur Bonnefoy*, Jouve, S. Weil, Rousseau. Ainsi laisse-t-il aux commentateurs leur sempiternelle équation : Woyzeck = misère, qui fait du pauvre soldat l’incarnation même du malheur, ici et dans l’au-delà ; autrement dit la figure archétypique de l’homme seul, abonné par tous les autres (les puissants, les chefs, les belles femmes, les petits enfants…), absolument aliéné** et désarmé devant l’aveugle, l’inflexible, l’universelle fatalité sociale. Jérôme Thélot dépasse ce constat initié d’ailleurs par de grandes plumes comme Pierre Jean Jouve qui écrit dans son Wozzeck : « Il m’est arrivé de citer souvent la parole pénétrante de Baudelaire dans les Journaux Intimes : « Je ne conçois guère… un type de Beauté où il n’y ait du Malheur. » En vérité cette phrase me semble avoir été écrite pour Wozzeck. S’il est une œuvre où la Beauté soit enveloppée, tissée et ornementée de Malheur, c’est celle-ci. » Cette approche esthétisante si elle n’est pas inintéressante, montre vite ses limites et l’on comprend que cette posture (frivolement ?) dandy à la lisière de l’affectation et du ridicule n’est pas la tasse de thé de Jérôme Thélot. Son analyse est plus audacieuse sur le plan herméneutique, elle offre de bien plus riches perspectives de réflexion. Tout d’abord Woyzeck ne tombe pas du ciel. Jérôme Thélot montre que ce texte inachevé est l’aboutissement, le fruit tardif d’une découverte, d’un voile qui s’est levé tôt dans la courte vie de Büchner sur une vérité froide : l’injustice, la peur, la misère, le mécanisme pervers de toutes les formes de pouvoir. Mais il ne s’arrête pas à cette constatation, il montre que cette metanoia s’accomplit dans l’écriture par un cheminement, une maturation qui pousse l’écrivain à un « abaissement » toujours plus grand de la parole qui, par une sorte de « kénose poétique », le fait passer de la déclamation imbue d’idéalisme et d’idéologie de ses emportements de fougueux lycéen (le pamphlet Le Messager de Hesse), puis, via la rhétorique révolutionnaire (déjà minée de doute) de La Mort de Danton à l’humble prose « attentive aux oubliés de l’histoire, aux taiseux et aux martyrs mélancoliques » dont Woyzeck est le plus vibrant témoignage.
J’avoue que cette lecture est plus que séduisante : intellectuellement convaincante. Mais Jérôme Thélot va plus loin encore. Il montre que la date de création de Woyzeck si elle clôt de façon mystérieuse l’œuvre d’un écrivain-météore par un abaissement du rhétorique dans le poétique marque aussi la fin du héros dans le drame occidental***. C’est un point d’inflexion, de basculement historique avec « l’arrivée sur la scène sécularisée du théâtre moderne, d’un personnage privé de destin, démuni même de la culpabilité morale et de la résistance psychologique qui faisaient jadis le sublime héroïque. Dans Woyzeck, la noblesse de ton de la tragédie héritée des Anciens est descendue de sa hauteur, a abdiqué ses prestiges, et s’est renoncée dans les voix éraillées, tressautantes et bizarres du Bonimenteur, du Crieur de foire, du Docteur hystérique, du Capitaine apeuré, du Tambour-major réduit à ses apparences, comme de la belle Marie affolant les hommes. La représentation des actions nobles et de la responsabilité métaphysique, dont la tradition de la tragédie occidentale avait assumé l’héritage grec, est déposée ici dans la production sommaire, drue, du meurtre minable d’un demi-fou assez irresponsable pour que son dénuement n’en soit pas contredit. » Et Jérôme Thélot d’ajouter, ce qui est loin d’être trivial : « Par sa pitié sans moralisme, sans condescendance, et par sa compassion au cri de faim des miséreux réduits à la souffrance de vivre, Büchner a réalisé d’avance le programme éthico-poétique que Marx formulera dans L’Idéologie allemande une décennie plus tard : « Le problème de descendre du monde des pensées dans le monde réel se change en cet autre problème : sortir du langage pour descendre dans la vie. » »
Cette métamorphose dans l’ordre du discours qui conduit Büchner à ployer la langue, sa langue pour l’ouvrir à la voix des pauvres est la raison, nous dit Jérôme Thélot, pour laquelle « il faut traduire Woyzeck autrement qu’en prose ».
Qu’est-ce à dire ? Cette voix tout autre, « privée du droit d’être soi et condamnée à errer, ne peut pas passer dans cette prose de bonne compagnie et de sagesse collective » qu’est la langue française. Les traductions communément faites « en effacent la détresse, en congédient la démence et en étouffent le cri« . Jérôme Thélot propose cette gageure de parler « autrement-qu’en-vers-et-autrement-qu’en prose« , suivant en cela les indications mêmes d’un certain manuscrit (nommé « H4 ») où Büchner tente de « briser assez le discours pour qu’il se fasse parole« . La traduction proposée par Jérôme Thélot dans son esprit comme dans sa lettre s’inspire donc de cet état du texte.
Il reste alors au lecteur ou plutôt à l’auditeur de s’y reporter « comme à un exercice spirituel qui ne peut pas finir, et ne finira pas » nous dit Jérôme Thélot. L’abaissement de la parole est effectivement une ascèse qui ne se conçoit, qui ne vaut (sur le plan spirituel) que par ce qu’elle arrive à dés-inscrire en elle de la mal-diction**** originaire. Nous sommes dans le monde, mais sommes-nous au monde ? Notre « ajustement » au monde, si dénaturé par notre pulsion agonale ancestrale, si malmené par notre volonté de maîtrise, est, effectivement, une tâche sans fin. Sans fin comme le geste poétique qui doit sans cesse être postulé, tant par celui qui « dit » que par celui qui « lit ».
* A lire en téléchargement ici : « Pour un Bonnefoy et Rousseau« , texte aimablement proposé par Jérôme Thélot dans lequel Jean-Jacques Rousseau est donné comme l’un des inspirateurs majeurs de la pensée et de la langue d’Yves Bonnefoy (texte paru dans Europe numéro 890 consacré à Yves Bonnefoy, mars 2018).
** Il faut mentionner, comble de l’horreur, que le soldat Woyzeck s’il est chair à canon est aussi chair à expérimentation médicale puisqu’il a passé un contrat avec le Docteur pour lui fournir son urine et l’obligation de suivre un régime végétarien à base de petits pois (« Mange-t-il ses pois ? ») contre un salaire. Büchner qui donnait des cours d’anatomie comparée à l’université de Zurich peu avant sa mort a-t-il eu la prescience de la médecine eugénique qu’allait développer le régime nazi sous sa forme la plus tragique ? Ce que souligne avec pertinence Pierre Sylvain dans son évocation de Büchner Le brasier, le fleuve, coll. L’un et l’autre, Gallimard, 2000.
*** Dans le drame certes, mais cet anti-modèle essaime alors dans le roman avec la figure de fascinants « êtres de peu » comme la Félicité de Flaubert et d’autres héros « minimalistes » comme le Bartleby de Melville se vouant au retrait, à la discrétion, au renoncement à la violence.
**** Voir Un caillou dans un creux de Jérôme Thélot aux éditions Manucius qui éclaire la phrase finale de cette postface.
Woyzeck de Georg Büchner, nouvelle traduction et postface de Jérôme Thélot, Éditions du geste, 2019.
Illustrations : Georg Büchner, dessin par Alexis Muston, 1835 / Éditions du geste.
Prochain billet le 20 avril.