Patrick Corneau

Lorsque j’ai ouvert l’enveloppe cartonnée avec ma fébrilité coutumière, ce fut un choc: une jaquette entièrement noire, comme un faire-part de décès, comme un catafalque. Avec en filigrane un cliché de Maria M. Sepiol « Venise, Redentore effaçant la nuit de 2015 ». En dessous le thème de ce numéro 47 et dernier de Conférence: « Le repli ». Consonance malheureuse, sinistre coïncidence entre un thème prévu de longue date et une fin pressentie, crainte et inéluctablement assumée?

Guido Ceronetti s’est éteint le 13 septembre 2018, dans sa quatre-vingt-douzième année, Cartevive, le périodique de l’Archivio Prezzolini de Lugano lui rendit un bref hommage dans son dernier numéro (XXIX, 57, sept. 2018) en publiant de lui un texte inédit, daté du 29 septembre 1995: « La carne delle lettere non appassisce — eppure è carne » (« La chair des lettres ne flétrit pas — sans cesser d’être chair ») que voici: « J’ai fait mon devoir d’ami: des milliers de lettres envoyées, reçues, peuvent en témoigner. Les lettres conservées, les lettres récupérables, ne forment qu’une petite partie de cet univers timbré. […] La lettre postale n’est pas encore morte, mais elle est en piteux état, appauvrie. […] Le téléphone s’est emparé des mots et c’est un échange risqué, cru, et aussi excessivement facile. On ne peut pas travailler sur une pensée téléphonique, ni faire des conjectures sur les intentions : tout est évident, rien n’est allusif. Il n’y a pas de retour possible sur les paroles au téléphone […] Tout est terrible dans les relations humaines, mais la lettre donne plus de joie qu’elle ne cause de douleur. […] Si les lettres appartenaient à l’insignifiant, nous n’irions pas débusquer des correspondances: mais nous savons, nous expérimentons que l’essence d’une vie s’y trouve. […] Il y a des histoires révélées jusque dans les enveloppes, la graphie de l’adresse, les timbres. L’espèce s’éteindra quand tous auront cessé de s’échanger des lettres intimes, de se penser à travers la lettre, de jeter les dés dans l’infini sous forme de boîte aux lettres de l’État. »

Ce court texte traduit et cité par Christophe Carraud dans ce dernier numéro de Conférence est admirable de lucidité poignante, désespérée car il jette une lumière d’autant plus crue sur notre époque que l’ombre répandue semble immense, peut-être interminable. Si Christophe Carraud l’a choisi pour introduire son texte d’adieu, de prise de congé adressée aux abonnés de la revue c’est que l’on peut aisément et, hélas, douloureusement remplacer le mot « lettre » par celui de « revue ». Je ne sais si « l’espèce s’éteindra quand tous auront cessé de lire des revues, de se penser à travers elles, de jeter les dés dans l’infini sous forme de papier bible ivoire au fin grammage… », ce que je sais c’est que j’en éprouve une immense tristesse. Une tristesse d’autant plus forte que sous la plume de Christophe Carraud vient un terrible aveu: la fatigue de Sisyphe, « une manière de découragement; elle allait au-delà de la dose admissible d’à quoi bon, nous voulons dire la dose indispensable pour ne pas prendre ce que l’on fait pour la marque irrécusable des desseins de la Providence« . « Fâcheux état » déclare C. Carraud même si, poursuit-il, « nous n’avons jamais eu, du reste, l’enthousiasme des commencements, ni abrité dans l’âme, par bonheur, le fanatisme entrepreneurial adhérant à son objet« .

Alors que dire, que faire quand la fin s’installe en une fatale chaîne causale? D’abord avec la fin d’une imprimerie, puis celle des aides institutionnelles qui s’évaporent* tandis que la confiance des banquiers se tourne vers les startups, puis les doléances de lecteurs** qui se plaignent de « ne pouvoir tout lire », enfin la tendance d’une époque dominée par les insensibles, les grégaires et les bruyants qui l’enfoncent toujours davantage dans l’insignifiance? Pourtant au-delà du lamento, montrer ce qui disparaît ou est menacé de l’être, c’est aussi montrer ce qui peut et doit être sauvé.

D’abord faire l’état des lieux de ce que nous*** a apporté Conférence depuis sa création en 1995, comme le fait avec probité, justesse et finesse Patrice Betbeder en des termes que je puis faire miens sans réserve: « Autour de thèmes sans cesse renouvelés, guidés par le seul souci de mieux comprendre ce que nous sommes, ce qu’implique de vivre dans notre société, les articles étaient foisonnants. On était loin des invectives médiatiques, de la recherche de la formule qui fait polémique dans le seul but d’entendre parler de soi — et loin des froideurs universitaires, multipliables à l’infini, et si confortables. On était loin aussi des réseaux sociaux qui se sont développés par la suite. Loin de ces mailles étranges qui enferment leurs membres dans des certitudes cloisonnées et les renvoient sans cesse aux mêmes schémas de pensée, portés par des algorithmes mystérieux où se perd le contact avec toute forme de raisonnement contradictoire. L’idée même de dialogue s’en trouve anéantie.

La revue nous offrait un pôle de résistance. Elle invitait ses lecteurs à se promener dans des pensées qui prenaient le temps de se déployer, d’interroger les nuances où découvrir le présent. Parfois leur lecture n’allait pas sans effort. Certains articles pouvaient même être irritants, tant ils allaient à l’encontre de nos convictions. Mais ce frottement était toujours fécond. Il permettait d’aiguiser notre pensée, d’envisager de nouvelles perspectives. Les certitudes tombaient. La richesse et la complexité du monde s’offraient à nous. »

Qu’écrire de plus et de mieux pour exprimer notre gratitude à l’égard du passeur exceptionnel que fut (et reste) Christophe Carraud si ce n’est ce qu’avance P. Betbeder à la fin de son hommage et qui tient en cinq lettres: merci.

* Fario a vacillé avec la perte du soutien du Centre National du Livre et Europe a senti le vent du boulet…

** Peut-on parler de l’avènement d’un « Dernier lecteur » comme Nietzsche parlait du « Dernier homme »? Lecteur sursaturé d’informations, fébrile et distrait, ne sachant pas digérer, ruminer ce qu’il lit?

*** Je parle ici des lecteurs mais il y a aussi les écrivains dont j’ai l’honneur d’avoir fait partie qui ont trouvé dans la revue un espace d’accueil à la fois ouvert, exigeant et stimulant qui fut plus qu’une chance éditoriale: une injonction à mieux faire, à donner davantage – à remplacer comme dit Michel Serres la réciprocité de la dette par la transitivité de la remise, soit l’esprit – si ce n’est l’amour – du don. Ce que ce blog essaie de faire humblement.

Illustrations: photographie ©Lelorgnonmélancolique / Revue Conférence.

Prochain billet le 31 mars.

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Patrick Corneau