Patrick Corneau

Il m’a toujours semblé que lire un livre ou album dit « pour enfant(s) » est le même plaisir que de regarder un film d’Hitchcock. Vous pouvez revoir Fenêtre sur cour ou La mort aux trousses pour la dixième fois, vous êtes pareillement scotché devant l’écran comme lors de votre découverte. Votre plaisir est identique, peut-être même renforcé car vous savez ne pas tout savoir! Un indice, un détail vous aura forcément (et très obligeamment) échappé car tout est fait par le maître Alfred pour vous berner, vous mettre sous hypnose… Idem pour les classiques de la littérature enfantine. C’est bien connu, l’enfant ne se lasse pas d’entendre, de lire le même conte populaire: il laisse monter en lui l’angoisse, la peur, attend le moment crucial de l’apparition du loup avec une jouissance certaine, espère avec un plaisir non moins grand que ses frayeurs que le méchant sera châtié, la morale sauve, l’ordre rétabli. Je crois même que le principe du fameux MacGuffin hitchcockien qui maintient en haleine le spectateur, opère également dans le plaisir toujours neuf de l’enfant-lecteur. J’en veux pour preuve le nouveau volume que les éditions de la revue Conférence font paraître dans leur Collection jeunesse: La maison de M. Raison de Stefan & Franciszka Themerson.
L’argument est on ne peut plus simple, M. Raison veut construire sa maison, il consulte l’architecte M. de la Bâtisse. Comme tout bon MacGuffin, c’est un prétexte simple et vague qui oriente et anime un scénario dont l’aboutissement attendu est la satisfaction du vœu émis par M. Raison. Tout l’art de l’écrivain va être de différer cet objectif en montrant que choisir une maison c’est très, très compliqué. L’enfant vit dans un monde de simplicité trompeuse qu’il faut démentir, quitte à le décevoir. Tout l’art du conteur sera de multiplier les obstacles, de complexifier la réalité et de montrer que celle-ci est pleine de surprises passionnantes. Ainsi, une maison ne se conçoit pas sans eau, mais comment celle-ci se concrétise-t-elle? Sous quelle forme, pour quels usages? Il y a différentes solutions, divers « machins (de la technique) plus ou moins adaptés, efficaces… lequel choisir pour « laver les mains sales du p’tit Hervé » (le fils de M. Raison)? Il faut de la lumière. Comment l’apporter? Les possibilités les plus abracadabrantes, donc les plus poétiques sont envisagées: décrocher la lune et les étoiles, utiliser un vers luisant ou la queue phosphorescente d’un poisson… l’auteur amène progressivement la solution la plus « adulte ». On voit bien sous la fantaisie, sous la rêverie se dessiner le pratique et le réalisable. L’enfant apprend doucement à ne plus prendre, si ce n’est ses désirs, du moins de peu viables illusions pour la réalité. Il traverse le filigrane de l’apparence. Il ne perd rien puisqu’il apprend, il s’enrichit d’un savoir qui l’élève, le métamorphose – fait sortir le papillon de la chrysalide. Il s’approprie le monde à travers le langage, lequel met en scène les nombreuses étapes (parfois aventureuses) qu’il faut accomplir pour avoir un toit et une maison à soi. On sait bien que l’enfant prend pour naturel, comme allant de soi, le toit sous lequel il est né. Son environnement, son œkoumène lui semble avoir été là de toute éternité, c’est pour lui plus qu’une certitude: une évidence. Mais comme disait E. Jabès « Au cœur de l’évidence, il y a le vide. » C’est ce vide que vient remplir l’histoire, elle met du plein, des choses diverses et compliquées, de la matière qui résiste, du réel sonnant et heurtant – cette prose du monde qui en affranchissant l’enfant des entraves de l’innocence, déçoit, blesse, frustre. La candeur de l’enfant est certes charmante, mais l’y cantonner n’est pas le préparer à prendre sa place au milieu des adultes (position qui, aujourd’hui, n’est pas « tendance »).
Voilà ce que nous dit ce petit livre, avec patience, avec humour. Car le parcours qui va de l’intention (désir de maison) à l’obtention (jouissance de maison) est long, mais ludique. Les auteurs prennent même un malin plaisir à ralentir la course qu’entreprend M. Raison pour prendre livraison de son nouveau logis: les moyens de locomotion ne sont jamais adaptés, ils faillissent, il faut sans cesse en changer pour de plus véloces mais qui égarent davantage… Bref, le trajet devient une véritable odyssée (merci M. Homère!), il ouvre un espace où l’aventure peut déployer, avec ses péripéties, son suspense, sa magie.
On aura rien dit de ce petit livre savoureux et primesautier si l’on a pas signalé que les auteurs, Stefan et Franciszka Themerson, l’ont fait paraître en Pologne en 1938, puis à Londres en 1950, après l’exil imposé par les tragiques événements du siècle. On découvrait alors toute la prodigieuse fantaisie de ces deux artistes capables de tous les genres, du film d’avant-garde futuriste au livre pour enfants. Grâce aux éditions de la revue Conférence le voici enfin traduit en français par les soins de Livia Parnes & Pierre-Emmanuel Dauzat dans un beau volume à couverture cartonnée et relié de 144 p., format 13 x 14 cm, imprimé sur Munken pure 120 g à Venise. On ne pouvait imaginer plus belle postérité.

La maison de M. Raison de Stefan & Franciszka Themerson, traduit de l’anglais par Livia Parnes & Pierre-Emmanuel Dauzat, Collection Jeunesse, Éditions de la revue Conférence, 2018.  LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Dessin de Franciszka Themerson pour la couverture de l’édition originale (1947) et photographie des auteurs / Éditions de la revue Conférence.

Prochain billet le 26 janvier.

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Patrick Corneau