Patrick Corneau

La récente rentrée universitaire a fait ressurgir les mêmes craintes: le taux d’échec important et persistant en première année. Les chiffres sont, en effet, accablants. Le taux de réussite en 1ère année du cycle licence dépasse tout juste 40 %. Toujours en 1ère année, 25 % environ des inscrits sont des redoublants. La grande majorité des étudiants (72,5 %) ne parviennent pas à « boucler » leur licence en trois ans – mais seulement en quatre ans ou cinq ans, voire n’y parviennent pas et renoncent. Immense gâchis humain en perte de temps et d’énergie pour un grand nombre de jeunes gens mais aussi un immense gaspillage des deniers publics. Personne ne semble s’en offusquer: ceci est vécu comme une fatalité, voire comme une nécessité. Les causes sont connues: mauvaise orientation, mais surtout impréparation en termes de prérequis (niveau des connaissances de base). Mais ce qui est beaucoup plus grave est qu’on échoue pour des raisons indépendantes de l’aisance dans la discipline étudiée, comme des difficultés à s’organiser, gérer son temps, communiquer ou la timidité, l’émotivité. On propose ainsi dans certaines universités* des modules pour épauler les étudiants, tels que « prise de parole en public« , « gestion du stress« , « savoir rebondir après l’échec« .
Tout ceci est louable mais constitue, au fond, un terrible aveu d’échec dans la formation intellectuelle ET humaine de notre système éducatif. Un regard rétrospectif nous montre qu’il n’en a pas toujours été ainsi et que l’école a peut-être injustement rejeté des pratiques fructueuses qu’il serait bénéfique de retrouver et de réhabiliter. Comme l’enseignement de la rhétorique ou plus exactement des progymnasmata (exercices préparatoires de rhétorique) qui ont servi de guides pédagogiques en Grèce à partir de l’époque hellénistique, puis ont été largement diffusés et pratiqués en Europe jusqu’au milieu du XIXe siècle. On redécouvre aujourd’hui le potentiel de cette gymnastique intellectuelle injustement discréditée, qui menait les adolescents de la fable à la défense d’un projet de loi en enrichissant leurs connaissances, en améliorant leur pratique de la langue, en leur enseignant à exprimer des affects et à maîtriser l’argumentation. Grâce à son Manuel de rhétorique au ton ludique et à la forme inattendue, Pierre Chiron, éminent philologue, n’hésite pas à redonner vie à des pratiques éducatives dont les principes conjointement linguistiques, culturels et politiques sont corroborés par la neuro-pédagogie et aisément adaptables aux nouveaux moyens d’information et de communication. En apportant de nombreux exemples et en procédant à des analogies avec l’actualité la plus brûlante, Pierre Chiron montre la puissante remédiation que constitue la rhétorique aux maux de notre société et surtout comment elle peut combattre les distorsions opérées sur les plus fragiles des adolescents par l’influence délétère des écrans et des réseaux sociaux.
Le fil rouge de ce guide est toujours le même: il s’agit en avançant sur le terrain de l’argumentation et de l’abstraction de mettre en place les outils intellectuels permettant l’analyse, la cohérence, le recul critique – bref, l’indépendance d’esprit. En exerçant sa contestation ou sa confirmation argumentée sur des textes, l’adolescent est préparé et armé pour sa future confrontation avec la complexité et l’ambiguïté du réel. En pratiquant l’amplification par l’éloge ou le rabaissement par le blâme, c’est tout un art du mensonge auquel il est initié. Salubre formation car il faut le connaître de l’intérieur « si l’on veut déjouer ses pièges, surtout à une époque comme la nôtre où la réalité est sans cesse repeinte par des politiciens ou des publicistes. » Mais c’est aussi l’art de modifier par des mots la perception des choses, savoir varier les points de vue, se projeter, sortir de son quant-à-soi qui est aussi l’apprentissage de la tolérance. La tolérance, l’esprit de justice, c’est savoir faire droit aux exigences de la dialectique pour sa vertu de détachement, sa faculté de dépersonnaliser les thèses et savoir, quand il le faut, se faire « l’avocat du diable ». En prenant l’exercice de l’éloge  comme exemple, Pierre Chiron montre les retombées en termes de valeurs pour l’édification de la personne; en rapportant le plus possible les conditions reçues (qui sont ce qu’elles sont) à un véritable mérite, on « éthicise » l’existence:
« L’homme ou la femme de bien est celui ou celle qui tire le mieux parti de ce qu’il n’a pas choisi, quoi que ce soit, car on peut faire bon usage de handicaps et mauvais usage des dons de la chance. Ainsi s’ouvre un vaste champ pour l’éloge de personnalités, des artistes, notamment, remarquables par leur résilience, comme ces femmes qui se sont sculptées elles-mêmes au sortir de jeunesses ternes ou traumatisantes, telles Maria Callas ou Barbara.« 

Avec ce petit livre synthétique plein d’exercices astucieux, de considérations et propositions judicieuses, Pierre Chiron, honnête homme d’aujourd’hui, nous livre les secrets d’une éducation réussie, pour tous et à toutes les époques. On aimerait qu’il devienne un best-seller et, pourquoi pas, un « livre culte » sorte de vademecum dans la poche – ou dans un coin de la tête – de tout pédagogue/élève, homme politique et acteur/décideur de la culture.

* Signalons À voix haute: La Force de la parole (2016) le très beau documentaire de Stéphane de Freitas et, dans le registre de la comédie, Le brio, long-métrage (2017) d’Yvan Attal dans lequel Daniel Auteuil embarque Camélia Jordana dans un concours d’éloquence.

Manuel de rhétorique ou Comment faire de l’élève un citoyen de Pierre Chiron, Les Belles Lettres, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Concours d’éloquence au palais de justice de Paris, en avril 2015, photographie de Jean Paul Guilloteau / Les Belles Lettres.

Prochain billet le 16 novembre.

  1. pascaleBM says:

    J’avais vu passer ce livre au catalogue des B.L. Une grande maison.
    Vous l’avez lu pour moi, Cher Lorgnon. Et j’en formule une double conclusion. L’analyse et le regard historique et rétrospectif sont, à coup sûr, les bons. Quant à penser qu’on puisse modifier le cours des choses par les concours d’éloquence, la réintégration de la rhétorique, de la dialectique… alors, là!… ne rêvons plus! d’abord parce qu’il faut pour cela un socle solide d’acquis, il doit être préalable, et à tous les niveaux de l’Education Nationale on privilégie les « découvertes » sur les « apprentissages » ; ensuite parce que depuis plus de 20 ans, au moins et à la louche, on a cru introduire ce type d’enseignement. Cela s’appelle les tables rondes, les débats etc… fiasco total, encore une fois, on brasse du vide et le but est toujours, toujours, d’arrêter le jeu quand on a trouvé un « équilibre », c’est-à-dire autant de motifs de dire une chose et son contraire ; mais, pire, on exclut les connaissances du cercle des échanges ; tout cela doit être « spontané » n’est-ce pas… il faut que les jeunes s’expriment. Quel ennui! quelle perte de temps! quel gâchis!
    Tandis que, ce que le livre vise, je n’en doute pas, et votre illustration joue bien son rôle, nécessite un niveau déjà maîtrisé de la langue et de ses outils, des textes et de leurs ressources…. et cela, quelques hauts lieux d’intelligence et de savoir le pratiquent.
    (Encore faut-il aussi qu’ils évitent la pédanterie)
    Les concours de plaidoirie, d’éloquence, de rhétorique, ne peuvent pas être hors sol, ce que le livre dit certainement, aussi il ne peut être le vade-mecum que de quelques-uns, ce qui fait oxymore.
    Si déjà on arrivait à faire comprendre aux plus jeunes, que, quoiqu’ils disent, ils doivent a-r-t-i-c-u-l-e-r et le dire en français…..

  2. pascaleBM says:

    Reste le début de vos propos, sur les taux d’échec à l’université!
    Rien à ajouter, sinon noircir encore le tableau, ou développer pendant des heures.
    Alors juste dire que l’on prend le problème à l’envers, en prétendant régler la question au niveau estudiantin. C’est au collège et au lycée qu’il faut faire quelque chose, et qu’on ne le fait pas. On envoie des jeunes au casse-pipe, et on prétend régler l’affaire en « réformant » l’université, on ne pourra en faire -et ça vient- qu’un « super-lycée » pour les deux premières années au moins, et ce sera avec Bac + 2 que les jeunes se retrouveront le bec dans l’eau… aucune formation, aucune acquisition, aucun savoir solide. Normal, ils arrivent avec un sac vide, un bac vidé de tout contenu, et ils sont même parfois inscrits par défaut….
    Impossible de continuer dans ce format, car la question mérite mieux que quelques lignes….

    1. Chère Pascale, merci pour ces deux longs commentaires. Du second, je retiens « C’est au collège et au lycée qu’il faut faire quelque chose, et qu’on ne le fait pas. On envoie des jeunes au casse-pipe, et on prétend régler l’affaire en « réformant » l’université… », oui, j’ai toujours pensé que tout se joue aux niveaux scolaires, y compris école et petite école où l’on ne donne pas les fondamentaux – ceux dont on parle à longueur de journée, bien sûr – et ceux qu’on néglige ou oublie : les savoirs-être, la communication, la prise de parole, l’expression critique, l’aptitude à s’organiser, la méthodologie de travail, la gestion du temps, etc. Des savoirs « adjuvants » sans lesquels les savoirs académiques restent lettres mortes…

  3. pascaleBM says:

    il faut quand même faire une belle exception pour l’école maternelle. Mais ce qu’on y met en place est vite recouvert par les calamiteuses préconisations qui lui feront suite. Ce que j’appelle les « coquilles vides » où l’on passe son temps à parler de ce qu’on va faire -voire comment on va le faire (et là on atteint des sommets)- plutôt qu’à…. y aller. On prétend apprendre à nager en décrivant les mouvements alors qu’il faudrait se jeter à l’eau…. ou quelque chose comme ça; dans la douloureuse question de la langue française et de ses apprentissages, et de la littérature, on dépasse les sommets, cette fois…. il ne faut plus affronter les difficultés, il faut les contourner par des discours abscons de pure description au bout du compte, afin d’éviter de s’y frotter. Aussi, ne plus lire les belles pages, ne plus rien connaître de ce qui fait le ciment de notre langue, faire disparaître délibérément les difficultés (conjugaisons, accords, concordances, temps et modes délicats à manier,) tout cela au profit de méta-discours et de contorsions dont je crois, chaque fois, qu’on ne pourra plus en « rajouter », mais j’ai toujours tort…
    [Apprendre à l’enfant à parler à son tour et en le demandant, juste pour exemple, ne nécessite pas, selon moi, des journées de « formation pédagogique », du blabla ; sauf si, ce que je crains être le cas, les enseignants dorénavant, n’entrent plus dans le métier que par opportunité… ] ; les élèves devenus adultes quand ils parlent avec émotion de ce que l’école a fait d’eux -des lecteurs assidus, des cinglés de la littérature, des maths, de la physique….- ne parlent jamais de ce qui agite les pseudopédagogo… jamais, mais de rencontres éblouies avec tel ou tel enseignant, toujours. Parfois un(e) seul(e) dans toute une scolarité (quelle pitié!), plus souvent quelques uns, mais peu. Et ces enseignants-là sont aussi ceux qui, avant eux, furent eux-mêmes « éblouis » par des maîtres. Mais aujourd’hui…. on fait tout, tout sauf permettre ces petits miracles…. on organise l’ennui en classe! du début, jusqu’à la fin.

  4. Oui, tout à fait d’accord avec les « méta-discours et contorsions » et autres déclarations d’intention dont on se gargarise dans l’enseignement… Il est vrai aussi que les « enseignants-maîtres » dont on se souvient (et qui ont parfois orienté nos vies) sont ceux qui cumulaient savoir(s) et un savoir-être d’exception.

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Patrick Corneau