Patrick Corneau

Oui, puisque c’est la mode chez les éditeurs, Un été avec Montaigne, Proust, Baudelaire, etc. Pourquoi pas Un été avec le latin? L’été est propice aux lectures-retrouvailles avec les classiques (on « relit »), la langue française en ses fondations (on réexplore ce qu’on avait oublié ou négligé à l’école)… Pourquoi ne pas revisiter, ressusciter cette langue dite morte où notre français s’origine? Et plutôt que d’ouvrir nos poussiéreux Gaffiot et autres manuels austères, pourquoi ne pas se ressourcer avec Nicola Gardini et son Vive le latin. Histoires et beauté d’une langue inutile que publie Bernard de Fallois?
Oubliez les scolaires rengaines rosa, rosae… Nicola Gardini (qui est aussi écrivain) est un guide sûr puisqu’il nous invite comme lettré latinisant à la découverte-redécouverte, non pas d’une langue, quoi qu’en dise le titre, mais d’une littérature. Au fil d’une vingtaine de chapitres consacrés le plus souvent à un ou deux auteurs, parfois à un mot (le mot « ombre » chez Virgile par exemple), c’est un panorama de la littérature latine qui se dessine devant nos yeux. À vrai dire, c’est mieux qu’un panorama: une plongée, accessible à tous et chaque fois singulière, dans les œuvres et dans la façon dont leurs explorations linguistiques accompagnent ou inventent des façons nouvelles de vivre. C’est l’esprit d’une langue, son génie qui est revivifié à l’aide d’exemples choisis; ainsi Nicola Gardini cite une phrase de La guerre des Gaules de César qui raconte la fabrique d’un pont militaire, la pose des pilotis dans le courant et relève l’aventure d’une langue d’ingénieur conquérant « qui recrée le monde par l’arithmétique et la géographie, qui organise les phrases selon des rapports exacts de cause à effet et par unités temporelles clarifiées avec précision« . C’est le statut d’une langue destinée à convertir le plus grand nombre, assumant d’être lexicalement et syntaxiquement limitée, plus populaire qu’élégante, mais parfois riche en images inattendues qu’il pointe chez Augustin et Jérôme, passage à l’appui: « memoria quasi venter est animi » (« la mémoire est comme le ventre de l’âme »). Chez Juvénal, satiriste pour qui les mœurs de ses contemporains sont si corrompues que « difficile est saturam non scribere » (« il est difficile de ne pas écrire de satire »), il célèbre la simplicitas au sens de parole humble et franche (dont on trouve aussi l’éloge chez Sénèque et les chrétiens). Chez Virgile, il célèbre un sens du vers et de l’enjambement qui ravive la lecture et contribue à la dramatisation des images.
Que l’on soit latiniste ou non, par un jeu de citations ciblées, commentées (et bien entendu traduites), Nicola Gardini nous invite à faire, en douceur, l’expérience du latin, de ses sonorités, de ses rapports de ressemblance-dissemblance avec les langues vulgaires. Car l’histoire ici présentée n’est pas seulement celle du latin de Plaute à Augustin, c’est aussi, par d’allégres incursions, celle des littératures en langue vulgaire qui s’en inspirent.
Un des grands plaisirs de lecture de Vive le latin est aussi qu’il nous livre par touches légères, le récit de la rencontre de l’auteur avec son sujet. Nicola Gardini prend en effet le temps de rappeler dans quel contexte il a découvert, aimé, moins aimé, parfois redécouvert les œuvres qu’il commente. Ainsi cet aveu, lourd de sens, dès le deuxième paragraphe: « le latin m’a aidé à sortir du cercle familial« . Par cette implication personnelle, nous sommes, nous aussi, conviés non seulement à lire, à commenter, mais à convoquer, reconsidérer le lien intime, charnel, parfois difficile que nous entretenons avec le latin au sein de notre idiome. Par extension toute notre relation aux livres, à la culture en général, s’en trouve sollicitée.
À la fin du siècle XIXe, Huysmans disait: « Le latin râle au fond des bibliothèques » – il fallait bien qu’en un dernier chapitre, intitulé « Éloge de la langue inutile en guise de salut final », Nicola Gardini aborde ce douloureux sujet. S’il milite pour le maintien du latin, ce n’est pas en dépit de sa désuétude, car le latin qu’on enseigne n’est pas une « langue morte ». Du point de vue de la communication, il ne saurait être mort, n’ayant jamais été parlé, ni donc, de ce fait, « vivant ». Le latin auquel nous avons accès, celui de Plaute, Tacite ou Augustin, est un latin écrit dans une langue devenue littéraire même pour des œuvres qui ne l’étaient pas au départ, et qui, à ce titre, a le pouvoir de « donner naissance à une autre écriture« . Œuvrer pour la pérennité du latin aujourd’hui, c’est agir, nous rappelle Nicola Gardini, pour ce pouvoir de la littérature écrite à mêler ses propres espaces-temps et ses styles au flux de notre culture. Argument imparable car une culture et surtout une langue ne sont vivantes que de se nourrir de plus de morts que de vivants (Auguste Comte) sauf à nier des pans entiers de ce qui constitue notre propre civilisation, tant en littérature qu’en peinture ou en musique.
On dit qu’à Pise, la tour penchée ne se maintient debout qu’à force d’injections à la base. Vivante image de la civilisation latine qui, si on ne la consolide pas avec le ciment armé des humanités classiques, s’effondrera…

Vive le latin – Histoires et beauté d’une langue inutile, traduit de l’italien par Dominique Goust avec la collaboration d’Ilaria Gabani, Éditions Bernard de Fallois, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations: photographie mpbernet / Éditions Bernard de Fallois.

  1. pascaleBM says:

    Acheté cet après-midi : « La langue Géniale. 9 bonnes raisons d’aimer le grec. » (Les Belles Lettres ; l’édition absolue!)
    Pas ouvert encore. J’aurais pu faire d’une pierre deux coups…

    1. J’avais vu la présentation d’Andrea Marcolongo sur YouTube et le look glamour de la dame m’avait un peu déconcerté mais après tout l’habit ne fait pas l’helléniste et on n’est pas obligé de ressembler à Jacqueline de Romilly… 😉

      1. pascaleBM says:

        ah ben voilà! ( +jaune bonhomme)
        Je ne vais jamais sur Youyou… (vrai, vrai)
        Je connais des hellénistes très doué(e)s et ravissant(e)s. (vrai, vrai, très très vrai….)
        Madame de Romilly est d’une beauté intemporelle et prégnante.
        Heureusement qu’il ne faut pas toujours voir la tête pour les lire les pages, à cette mesure Sartre, Aron, (liste disponible sur demande…) seraient au pilon depuis bien longtemps.(bonhomme jaune+++).
        Mais promis, juré, si le livre ne tient pas les promesses de sa promotion -car je m’en veux un peu d’avoir cédé, pour être honnête- je le dirais.

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Patrick Corneau