Patrick Corneau

Ce livre, il y a de fortes chances, fera scandale pour de bonnes et, hélas aussi, de mauvaises raisons. Le scandale, rappelons-le, nous met brutalement en relation avec un fait qui perturbe nos habitudes et nous oblige à penser différemment. Il fait partie de ces chocs émotionnels qui nous incitent à transgresser les limites de la raison ou de l’usage que nous en faisons a minima. L’aseptisation des mœurs, de la création, du discours, à travers le politiquement correct, la neutralité pusillanime, la prolifération des euphémismes, l’efflorescence de la langue de bois, n’offrent plus aux conduites excessives que des échappatoires incontrôlées, dont le fanatisme et le terrorisme sont les métastases. Nous savons cela. Mais nous avons oublié aussi, anesthésiés que nous sommes par la surconsommation médiatique et politique du scandale façon société du spectacle (qui dégénère trop souvent en anathèmes, en stratégies d’officines ou en « boules puantes »), qu’il est de nécessaires et salubres scandales: ceux dont la fonction primitive est l’éveil des consciences et la vigilance face aux scléroses mentales, idéologiques ou sociales.
Ceci dit, le scandale que représente Cahiers de Damas de Richard Millet est d’autant plus aigu qu’il porte sur la guerre de Syrie dont la presse occidentale, dans son ensemble, donne un point de vue unique, soumis à la vision politique des États-Unis et de leurs alliés. Richard Millet est de ceux qui refusent ce « conte »… Sa contribution est d’autant plus précieuse que rares sont ceux qui, comme lui, connaissent vraiment le Proche-Orient et se sont rendus sur les lieux-mêmes du conflit. Quant aux écrivains, comme le déplore Richard Millet, ils ne s’y intéressent pas… « J’ai passé mon enfance dans cette région; je suis retourné à Damas, à deux reprises, en 2015 et en 2017. Dans ces notes reprises sous forme de récit et de digressions, je dis ce que j’ai vu et entendu, et je le fais en écrivain, c’est-à-dire en homme libre. »
Voilà, le mot est lâché: en homme libre. Et c’est plus qu’une déclaration d’intention, c’est le rappel de ce que doit à lui-même tout intellectuel, tout écrivain qui prétend savoir qui il est et ce qu’il fait. D’ailleurs est significative la référence constante de Richard Millet à Jean Baudrillard, seul philosophe ayant décrit le monde actuel à partir de l’envers d’un esprit libre « errant dans une temporalité hors écran« . Posture qui peut être subversive car dévoiler des sens, des correspondances que la raison (ou la doxa) a refoulées (fonction de l’idiot, idiotès) attire le scandale ou la marginalisation.
Ce que l’on retiendra de ces deux récits de voyage est l’ampleur de notre ignorance quant à l’extraordinaire complexité des données ethniques et religieuses qui sont les tenants et aboutissants de cette tragédie. Drame aux dimensions apocalyptiques (« révélation ») sur lequel nous plaquons des grilles de lecture occidentalo-européocentriques totalement inappropriées, très significatives de notre incuriosité du Proche et Moyen-Orient – ignorance et indifférence très avantageuses pour la bonne conscience de la dite « communauté internationale » (soit quatre ou cinq pays ayant décidé de régenter le monde à leur avantage). Sans opinion, ni idéologie, Richard Millet pose un regard décalé, non pas du côté des vainqueurs et des redresseurs de torts mais courageusement du côté du « Diable Bachar ». De cette vision renversée, on retiendra qu’en cette zone de tensions géopolitiques extrêmes rien n’est ni blanc, ni noir, mais un nuancier très subtil de gris où celui que l’on croit faucon a des ailes de colombe et celui que l’on pense colombe un bec et des serres de rapace.
Si l’état des lieux de Richard Millet est difficile à contester, si le diagnostic des conditions de notre aveuglement est patent, on peut ne pas être entièrement d’accord avec les causes que Richard Millet avance – elles se référent en gros à la thèse spiritualo-décliniste qu’il assène de livre en livre. On découvrira donc quelques horreurs (ou quelques évidences), selon que l’on se situe à l’intérieur ou à l’extérieur de la pensée conforme. Au moins le débat est-il posé. Il appartient à chacun de comprendre que c’est en allant au-delà du consensus « ce règlement à bas coût de la question du bien et du mal » comme dit superbement Millet, en allant au cœur de cette forme de questionnement paroxystique que peut émaner la vérité.
Surtout, on rendra grâce à Richard Millet de faire le point sur ce scandale des scandales qu’est l’Holocauste programmé des chrétiens d’Orient: « Il faut y revenir: les chrétiens dérangent parce que point tout à fait morts, et archaïques, ces chrétiens maronites, melkites, chaldéens, syriaques assyriens, arméniens, orthodoxes, tout comme ces alaouites, druzes, ismaéliens, pour ne point parler des yézidis et des mandéens: tous trop près de leurs traditions, de l’origine – géographiquement et spirituellement, aux yeux des organisateurs du Spectacle, et même pour les chrétiens d’Occident. Redisons-le: ils sont, ces chrétiens-là, si peu soucieux de l’invisible qu’ils sont déjà presque des protestants, bien que Vatican II leur ait servi une doctrine sociale qui les rend proches de ces hérétiques. Seule la réconciliation entre le catholicisme et l’ortho­doxie, dans le recours au christianisme originel, pourrait inverser l’abomination en cours. »

Difficile de choisir un extrait dans ce livre habité, tendu et parfois bouleversant par l’amour profond pour ces contrées, ces peuples et anciennes cultures qui perpétuent un art de vivre pas encore prostitué à la mondialisation, où est né une bonne partie de ce que nous sommes et où vraisemblablement se joue notre destin. Quoiqu’il en soit Richard Millet est un mécontemporain, il fait partie de ces Impardonnables qu’il faut lire.
« Nous sommes ailleurs, donc dans l’envers, nous autres esprits libres qui errons en une tem­poralité hors écran.
Je songeais aussi à cette iréniste de gauche qui me disait, à Paris, peu avant mon départ, que je confondais le calme « obligé » du peuple syrien et la résignation propre aux gens qui vivent sous une dictature « sanglante ». J’avais répondu qu’elle ne connaissait rien à la Syrie ni à la guerre, et que projeter sa névrose narcissique sur un peuple lointain, sans même recourir à la fatalité organique du despotisme asiatique, cela revenait à faire l’éloge du néant. L’Occident tolère des monarques mais pas des dictateurs: le roi d’Arabie Saoudite, l’émir du Qatar sont-ils pourtant plus innocents qu’Assad?
En Syrie, au Liban, je m’éloigne de la grande névrose européenne, qui a donné libre cours à la pullulation de l’ego en proie à sa propre exté­nuation par la jouissance obligatoire et diverses sortes de stupéfiants. La violence destructrice de la mondialisation et l’hérésie progressiste m’occupent plus que le fait de savoir si Assad est un « dictateur ». Et c’est l’abominable péché de notre temps que de faire croire que l’humanité est, grâce à la mondialisation, en train d’arriver au stade suprême du bonheur, alors que tant de signes montrent qu’elle est proche de sa fin et que la question migratoire la prend à son propre piège puisque l’homme émigré en lui-même, par le clonage biologique ou culturel. L’Apoca­lypse est d’abord révélation avant de signaler la fin du Temps: les horreurs de la guerre sont concomitantes de la destruction de la nature, de la dé-spiritualisation, des redéfinitions sexuelles qui finissent par couper l’homme de tout accès à son origine divine. Nous vivons sous le règne du Prince de ce monde, pensé-je, ce matin-là, en regardant le soleil frapper le mont Qassioun, où il fait briller les vitres des petites maisons montant jusqu’à mi-pente, tandis qu’au pied de l’hôtel se prépare un marathon, qui est une pornographie urbaine, comme je le vérifierai à Beyrouth, le lendemain: la célébration de la course à pied, parce que phénomène de masse planétaire, est une forme d’aliénation. Devoir hygiéniste. Souci de riche. Trois jours plus tard, je donnerai mes dernières livres libanaises à une jeune mendiante syrienne, devant le musée national. »

Cahiers de Damas Novembre 2015 / Novembre 2017 de Richard Millet, Éditions Léo Scheer, sortie le 16 mai 2018. LRSP (livres reçus en service de presse)

Illustrations: Richard Millet à Damas en novembre 2017 ©site officiel de Richard Millet / Éditions Léo Scheer.

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Patrick Corneau