À mesure que les jours passent, les nouvelles de notre monde terrestre, je veux dire naturel, notre œcoumène, sont davantage alarmantes: 75 % des insectes volants ont été décimés en moins de trente ans en Europe, en conséquence environ un tiers des oiseaux ont disparu des campagnes ces vingt dernières années (selon les observations du CNRS et du Muséum d’histoire naturelle). Le silence du désert envahit nos campagnes. À Paris, je ne vois plus guère de moineaux (excepté les petits rescapés resquilleurs qui peuplent les verrières de la gare Montparnasse) – classé comme « espèce protégée » le piaf parisien n’est plus qu’un souvenir*… seuls règnent les pigeons, ces rats volants…
Deux livres viennent nous consoler et nous parler poétiquement, c’est-à-dire amoureusement de la nature: l’un sur les jardins et l’autre sur les fleurs.
Le premier paraît chez Poesis, éditeur qui se consacre à la relation poétique avec le monde dont j’ai parlé à plusieurs reprises. Le jardin n’est-il pas le lieu privilégié pour « habiter poétiquement le monde »? Et n’y a-t-il pas personne mieux qualifiée pour en parler qu’un jardinier? Ce qu’est Marco Martella, écrivain aussi et membre de l’Institut européen des jardins et des paysages tout en dirigeant depuis 2010 la revue Jardins aux éditions du Sandre. Convaincu et attristé que l’homme ait été perverti et même dépravé pour s’être enfermé dans l’impasse unidimensionnelle du progrès technologique, Marco Martella nous invite à faire un pas de côté, à retrouver le chemin du jardin pour accéder à cette marge d’humanité qui résiste en nous. Au fil des pages de Un petit monde, un monde parfait, on se promène dans des jardins célèbres – Bomarzo et Ninfa en ltalie, Versailles (un idéal de perfection, « agaçant et pathétique » qui échappe à l’échelle de l’homme), la Vallée-aux-Loups en France, Sissinghurst en Angleterre – mais aussi dans des enclos verdoyants plus intimistes et cachés (dont le très étonnant jardin « foutraque » du militant écologiste Miguel Cordeiro). Par l’évocation de ces lieux et de poètes qui, comme Philippe Jaccottet, Chateaubriand, Hermann Hesse ou Vita Sackville-West, ont exploré la question du paysage et le rapport entre la poésie et la nature, ce bel ouvrage illustré de mélancoliques photographies en noir & blanc, nous propose une réflexion sur la place que le jardin occupe dans la modernité. Il nous éclaire sur les raisons qui poussent les hommes à cultiver des parcelles de terre destinées à devenir « des petits mondes, des mondes parfaits ». Îlots où aujourd’hui se marque « une rupture dans le territoire et dans le tissu de non-lieux dont sont composés nos paysages, une zone franche, un maquis possible. »
Le second ouvrage non moins délicieux mais peut-être plus surprenant puisqu’il touche à une certaine qualité de merveilleux unique dans la littérature française: Le grand rêve des floraisons d’André Dhôtel (1900-1991), poète, conteur et romancier qui puise dans la nature la grâce de ses écrits. Patrick Reumaux a repris dans la collection « De Natura Rerum » qu’il dirige chez Klincksieck quelques textes très déconcertants de l’auteur de Rhétorique fabuleuse, livre inclassable s’il en est, sur le mystère des graines, le mécanisme toujours inexpliqué de leur fonction et de leurs modes – très extravagants – de dispersion. Mais laissons André Dhôtel s’expliquer:
« Ce qui m’intéresse avant tout, ce sont les données fournies par les réalités naturelles qu’on néglige parce qu’on les enferme dans des fonctions. Il y a, par exemple, l’Ophrys que je cite dans Le grand rêve des floraisons. Cette fleur imite l’abeille sans la connaître et l’imite inutilement puisque l’abeille ne lui est pas nécessaire.
Les botanistes dont je lis fréquemment les livres n’abordent pas les aspects qui m’attirent. Ainsi la dispersion des graines n’entre pas dans la classification des modes de diffusion. Ce qui m’étonne, c’est la réalisation même de ces graines, leur forme. Car enfin, comment un pissenlit, enraciné dans la terre et qui ignore tout du vent, peut-il créer une graine qui peut s’envoler à la moindre brise? C’est la manifestation d’une intelligence qui ne correspond pas à l’intelligence humaine. Alors qu’est-ce que la nature? Où est-elle? Où est l’ordinateur?
La réalité surnaturelle dont on voit les traces n’appelle en moi aucune théologie. C’est l’expérience d’un rôdeur. Le naturaliste Fabre disait que les insectes semblaient appartenir à une autre planète. »
Parce qu’il porte sur le règne végétal un regard nettoyé de toute convention, débarrassé de tout anthropomorphisme, indemne de tout a priori empirique ou rationnel, André Dhôtel rend toutes choses, et les plus proches, énigmatiques et infinies… Avec lui, comme il le dit: « Les fleurs ont une existence surnaturelle« . Il est dans le droit fil de la rose sans pourquoi de Silesius qui ouvre sur l’infinité des créations de la Nature en exprimant l’inexplicable certitude de l’incertain qu’ignorent les catégories de la raison. Son « double », l’imprévisible Stanislas Peucédan est le genre d’esprit dont le cerveau même serait la quadrature du cercle en soi, seule voie d’accès à la rhétorique fabuleuse.
Précisons que ce petit livre est enrichi de planches botaniques dues au talent de Vanessa Damianthe.

Deux ouvrages pour patienter en attendant ce tardif printemps, à placer aux côtés de ceux d’Édith de la Héronnière sur les jardins de Sicile et les labyrinthes de jardins.

Un petit monde, un monde parfait de Martella, Marco, Éditions POESIS, 2018.
Le grand rêve des floraisons d’André Dhôtel, collection « De Natura Rerum », Éditions Klincksieck, 2018. LRSP (livres reçus en service de presse)

* Chassé par la rénovation urbaine sa population est aujourd’hui estimée dans Paris intra-muros à 5 000 ou 10 000 couples contre 43 000 en 1962!

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.

 

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Patrick Corneau