Voici: nous sommes le 1er avril, conjonction calendaire inhabituelle de trois évènements : Pâques, les poissons d’avril et mon anniversaire. Le dernier, très accessoire, concerne donc une histoire qui a commencé en 1950 et se terminera, comme disait Christian Bobin, « on ne sait quand ». Il apparaît aussi qu’il y a cinquante ans, j’avais 18 ans et m’apprêtais à vivre les « Évènements de mai 68 ».

Vivre ? Les ai-je vraiment vécus ? Je les ai vu passer à travers le brouillard, l’immaturité, la stupeur d’un adolescent vivant calmement en province.
Ce que je vais en dire c’est un peu le point de vue de Fabrice Del Dongo à Waterloo dans la Chartreuse de Parme. Un Fabrice qui observerait sciemment les choses par le petit bout de la lorgnette et s’effraierait non pas du bruit de la canonnade et de la confusion sur le champ de bataille mais des explosions des grenades lacrymogènes boulevard Saint-Michel et s’amuserait des errances lyriques de quelques-uns. Une chose est sûre, je ne pourrais pas transposer le cri final de Fabrice « J’ai vu le feu ! Me voici un vrai militaire » en « J’ai vu les barricades ! Me voici un vrai révolutionnaire ».
Plantons le décor, restituons l’ambiance.
Ce printemps-là, il fait beau. Il fait beau à périr. Le temps est glorieux et rend le monde soudain plus léger, plus lumineux. Il règne dans l’air une incitation à la vacance, à l’échappée; une invitation à la flânerie, au jeu, à la bagatelle. S’il avait plu pendant ces semaines aurions-nous eu des « événements » ? Lorsque la grève s’installa dans mon lycée après une courte période d’agitation, je passe mon temps sur mon Solex à « traîner » dans la proche campagne avec un sentiment d’indépendance et de liberté inouï. Et de soulagement : disparue la boule au ventre du dimanche soir avant de rendre un devoir de physique pour le lundi. Je vais aussi souvent que je le peux jouer au tennis à la Nautique au bord de la Vienne. Je suis un jeune bourgeois totalement désengagé de la tourmente contestataire mais pas moins vigilant, ni concentré sur ce qui se donne à voir. Et, localement ce qui se donne à voir est édifiant. Ainsi dans ma classe lorsque des velléités revendicatrices apparurent par mimétisme chez certains condisciples, étonnamment ce furent les élèves à la scolarité la plus terne, les « glandeurs » et vaguement cancres (je n’ai pas dit la chienlit) qui s’affichèrent sur le devant de la scène, haranguant, réclamant avec une colère, parfois une hargne d’autant plus manifestes qu’ils sortaient d’une fadeur, d’une inexistence lycéenne sans doute douloureuse. Ces insurgés de la onzième heure avaient quelque chose de pathétique. La province singeait la capitale mais l’esprit n’y était pas : l’intensité ludique et la spontanéité imaginative de la « geste » parisienne dégringolait ici en médiocrité grotesque. Je compris alors toute la force que recèlent la rancœur et la frustration rentrée. On verrait par la suite le ressentiment devenir une formidable énergie ayant pouvoir de revisiter et reclasser toutes les valeurs établies de la culture et aussi s’imposer comme un puissant moteur de critique sociale. Quoiqu’il en soit, ces épisodes ont influencé mon regard sur la vie comme peu d’autres événements, là fut posée une touche de scepticisme indélébile sur ma vision de l’humanité. S’installait en moi le sentiment que cent hommes, ensemble, sont la centième partie d’un homme (Antonio Porchia), ce que confirmerait, parmi d’autres lectures, Animal Farm de George Orwell. Ce long mois fut l’occasion inattendue de grandes « bâfrées » de lectures, de découvertes et d’impétueux enthousiasmes qui allaient peser. La littérature, elle, au moins me vaccinait contre le scepticisme. Elle serait prétexte à de continuelles et lucides admirations, sources de perfectionnement…
Lorsque la grève générale s’installa, tout se ralentit ou s’arrêta. Le commerce de mes parents se mît à vivoter et la vie familiale avec mes frères et sœurs connut un bouleversement considérable. La vie devint intensément familiale : nos parents libérés momentanément des soucis et contraintes de l’entreprise nous consacrèrent plus de temps. Ils semblèrent rajeunir, nous apprîmes à les mieux connaître. Élément décisif, il n’y avait plus de télévision et, avec les beaux jours, les soirées étaient longues. Nos parents entreprirent de nous apprendre à jouer au bridge, ce qui ne fut pas sans difficultés ayant nous-mêmes peu de goût pour un passe-temps qui déjà nous semblait « vieux jeu ». Mais ces séances étaient gaies et pleines de rires. Plus exaltant, mon père entreprît de construire son premier bateau à voile. Je revois le kit avec les pièces étalées sur le sol de l’atelier. La Madrague était une modeste coque de noix d’à peine quatre mètres de long mais vouée pour nous à un destin retentissant et aventureux lors de nos vacances à Royan.
Le tableau semble idyllique. Et pourtant non, il y avait des ombres, des désaccords. Mes parents étaient gaullistes, moi je pestais contre le Général. Je suivais à la radio les émeutes dans le quartier latin avec une profonde angoisse, terrifié, révolté par la violence des CRS. Pour la première fois, le fleuve tranquille des « Trente glorieuses » était en but à ce qui me paraissait alors comme les prodromes d’une guerre civile. Longtemps les années qui suivirent, j’eus le cauchemar récurrent de me trouver la nuit pris au cœur d’une charge policière et d’y être tabassé. Ma conscience politique n’en fut pas davantage consolidée mais mon inconscient et peut-être certaines caractéristiques de ma sensibilité furent, si ce n’est traumatisés, du moins durablement affectés.

Mon grand-père maternel avait l’habitude de dire « mais oui, mais non » pour montrer que son accord (ou son désaccord) n’était pas total ; j’aurais tendance à le paraphraser en disant « mai oui, mai non ». Autrement dit, je n’ai aucune nostalgie pour les « Événements », mais une certaine mélancolie pour cette parenthèse improbable qui fit éclore dans notre famille la fleur rare d’un moment de bonheur véritable.
Écrivant ces quelques lignes sans doute futiles au regard de l’Histoire, je pense à mes parents qui ne les liront pas.

Illustration : La Madrague, photogramme extrait d’un film 8mm familial.

  1. Pierre Converset says:

    Merci pour ce beau texte très émouvant et ces lignes sont tout sauf futiles, tout un monde lointain et pourtant si présent.
    Pierre

  2. pascaleBM says:

    Pâques est pour moi la semaine où je lis et entends mon prénom devenu adjectif, qualifier chaque jour du jeudi au dimanche, mais aussi le repas, l’agneau. Tout est pascal, pascale. Même les vacances, quand c’est le cas, et le week-end, (qui, comme chaque w-e chargé devient  » l’un des plus chargés de l’année », avec la Toussaint, le 1er Mai, la Pentecôte, le 14 Juillet, et les ponts qui peuvent améliorer tout cela.). A part s’appeler Noël ou Noëlle, il n’y a pas d’équivalent.
    Et après, silence pour un an!
    Mais je reconnais que le coup de la naissance un 1er Avril, c’est assez… drôle! Alors que votre anniversaire soit joyeux, Cher Lorgnon!
    Mai 68 en province, en campagne normande à cette époque, fut pour moi, les vacances avant les vacances -mais pour tous les élèves et étudiants ; mais quand on est interne, ça prend une certaine saveur. Pas d’essence. Pas de télévision en effet, presque plus de sucre (pourquoi je me souviens puissamment de cela)…
    Ecouter le transistor. Et, un après-midi de chaleur intense, la voix de Mitterand se proposant comme recours! Je m’en souviens comme si c’était hier, pourtant j’étais un peu plus jeune (mais à cet âge ça peut faire beaucoup) que vous, Cher Lorgnon. Je n’étais pas du tout politisée. Mais ce sentiment qu’il allait finir par se passer vraiment quelque chose était prégnant. Mes parents faisaient faire des travaux dans la maison familiale pour ne pas renvoyer les quelques employés de leur petite entreprise. J’avoue, l’écrivant, être très partagée sur la signification à en donner!

      1. pascaleBM says:

        ah! j’avoue n’avoir jamais pensé à cela !
        Pour le dire vite -peut-être qu’un jour après rumination lente-il me viendra un  » angle d’attaque »- je suis partagée dans mon analyse entre l’attitude paternaliste d’un petit patron qui ne voulait pas mettre ses ouvriers au chômage technique, et l’opportunité de les faire travailler pour servir ses intérêts privés sans que personne n’y trouve rien à redire! une chose est sûre, c’est que je ne défilais pas dans le jardin en criant « à bas le capitalisme » devant le bassin des poissons rouges du genre « Mon Oncle » de Tati, vous voyez???? et que j’en profitais pour rêvasser…

  3. Franz says:

    Bonjour,
    Vos souvenirs de mai 68 sont agréables à lire et certainement pas futiles. Bien que je comprenne votre parenthèse de bonheur familial et l’inévitable mélancolie qui découle de cette perte sèche, venant d’un milieu ouvrier très modeste où jamais je n’eus le plaisir de partir en vacances en famille, mai 68 demeure un temps alenti, englué dans une torpeur estivale, bien éloigné de toute nostalgie. Si ma Normandie prolétarienne était ennuyeuse, elle n’en a pas moins constitué une terre mémorielle, un substrat nourricier pour des élans à venir.
    Au plaisir de vous lire, cher Lorgnon.

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Patrick Corneau