Je suivais avant-hier soir à la télévision une de ces émissions politiques d’où je ressors habituellement avec le sentiment amer d’avoir perdu deux heures qui eussent été mieux employées à « être à ma chose » comme dit Pascal Quignard, c’est-à-dire le nez dans un livre.
Clou de la soirée, il y eut un « débat contradictoire » entre l’invité, un ministre, et un parlementaire de l’opposition – autrement dit, un dialogue de sourds entre le pragmatisme de celui qui a les mains dans le cambouis et la belle âme qui a les mains propres de l’idéologue. Classique, sans surprise, stérile, consternant. Un gadget télévisuel qui utilise 15 minutes de temps de cerveau disponible du téléspectateur moyen entre le dîner et le coucher… Soit! Mais un peu plus. Cette surdité partagée repose en fait sur un aveuglement mental, aujourd’hui on dit « neuro-cognitif », qu’a fort bien analysé Clément Rosset, philosophe dont l’intelligence est ni sourde, ni aveugle aux travers de l’homme tel qu’il est et persévère dans son idiotie*.

« Car s’il est une faculté humaine qui mérite l’attention et tient du prodige, c’est bien cette aptitude particulière à l’homme, de résister à toute information extérieure dès lors que celle-ci ne s’accorde pas avec l’ordre de l’attente et du souhait; quitte à y opposer si la réalité s’entête et devient franchement ‘désenchantante’, désillusionnante, un refus de perception qui interrompt toute controverse et clôt le débat, aux dépens naturellement du réel qui n’en peut mais…
Cette faculté de résistance à l’information a quelque chose de fascinant et de magique, au limite de l’incroyable et du surnaturel. Pourtant elle est des plus banales et chacun peut en faire l’observation quasi quotidiennement. Proust décrit bien la vertu de cette faculté anti-perceptive au début de la Recherche lorsqu’il analyse les sentiments et réactions de la grand-tante de Combray à l’égard de Swann dont elle se refuse à concevoir qu’il puisse aussi et par ailleurs vivre dans un monde d’un haut niveau social et artistique, sans rapport avec la petite société de Combray. Face aux nombreux et éloquents signes qui témoignent de la position réelle de Swann, la grand-tante ne s’en laissera jamais compter; et c’est merveille d’observer avec quel art, quel génie presque, elle pervertit le sens des informations qui lui parviennent et réussit à les retourner au désavantage de Swann: on pourra exactement tout lui montrer de la réalité de Swann, elle sera cependant toujours assurée, grâce à elle ou à cause d’elle, de n’en jamais rien connaître. Un extraordinaire verrou de sûreté prive donc les hommes, en certaines circonstances, de l’exercice habituel de leur faculté perceptive ou de simple compréhension; sachant que le verrou peut être poussé plus ou moins loin selon le degré d’intelligence ou d’acuité perceptive de chacun. Bien sûr quiconque connaîtrait à fond le secret de cette serrure connaîtrait l’homme tout entier… On peut à tout le moins remarquer que ce verrou revêt toujours un caractère anticipé: il est une dénégation préalable de toute investigation critique ou découverte ultérieure, une sorte de conjuration hallucinatoire du futur, de ce qui est, par nature, éminemment imprévisible et incertain. Il s’agit bien d’une ‘pré-caution’, soit une protection à l’avance des attaques futures, des démentis cuisants que pourrait lui opposer la réalité.
L’extraordinaire pouvoir de résistance à la perception qui permet à la grand-tante de Combray de ne pas voir ce qui se passe sous ses yeux ne saurait être interprétée, contrairement à ce que l’on a souvent tendance à faire, en termes de simple ‘bêtise’. Un tel aveuglement est trop proche de ce qu’on observe quotidiennement dans les manifestations de démence fanatique ou haineuse pour prétendre constituer un genre à part, nommé bêtise, qui se définirait comme aveuglement innocent, lavé de tout soupçon de participation aux genres voisins de la folie et de la haine. L’observation des fous, qu’il s’agisse de grande aliénation ou de légère névrose, confirme amplement ce fait: dès qu’il se trouve en difficulté sérieuse, le dérangé mental recourt immanquablement à une justification absurde ou un raisonnement imbécile. Sans le soutien permanent de la bêtise, l’exercice de la folie serait tout simplement impossible: les positions qu’il occupe, étant indéfendables par elles-mêmes, s’effondreraient à la première attaque comme autant de châteaux de cartes. Il est à peine besoin de faire remarquer que le mur par lequel le fou se protège du réel est exactement de même nature que celui par lequel toute personne réputée normale mais peu intelligente, telle la grand-tante de Combray, se protège des réalités dont la reconnaissance pourrait entraîner le désagrément d’une blessure narcissique ou la déstabilisation d’un confort mental âprement édifié. Par ailleurs, ce que Freud a désigné sous le nom de ‘refoulement’ n’est en somme qu’un cas particulier du verrou qu’on peut observer dans tous les cas ‘normaux’ de refus de perception.
Indiscernable de la folie, la bêtise l’est tout autant de la haine. Cette association passe le plus souvent inaperçue. Combien entend-on déclarer à propos d’une personne dont chaque fait et chaque parole sont autant de persécutions manifestes à l’égard de son entourage, qu’il ne faut pas lui en vouloir car elle est, malgré tout, nous assure-t-on d’un naturel excellent et foncièrement généreux. Simplement, ajoute-t-on, elle est un peu ‘maladroite’ et ne se rend pas bien compte ce qu’elle fait et dit. Il y a là une distinction fantasmatique entre le fait persécutoire et l’intention supposée, entre une bêtise responsable des faits et une bonté déconnectée des intentions, qui ne résiste guère à l’analyse. On peut invoquer à nouveau l’exemple de la grand-tante de Combray et de ses perpétuels refus de percevoir la position sociale de Swann. On doit bien sûr interpréter ces refus en termes de bêtise. Mais comment ne pas les interpréter aussi en termes de jalousie et de haine? Une réflexion de la grand-tante devrait suffire à nous éclairer sur ce point: évoquant les Princes de la Maison de France, elle déclare à Swann: ‘Des gens que nous ne connaîtrons jamais ni vous ni moi, et nous nous en passons, n’est-ce pas.’ Impossible de mieux résumer sa haine, tant à l’égard de Swann qu’elle maintient d’une main de fer à son propre niveau social (ni vous ni moi), qu’à celui de la famille princière dont elle dédaigne à l’avance une fréquentation qu’elle sait impossible (nous nous en passons, n’est-ce pas).
Pascal raille à merveille cette distinction illusoire entre le fait et l’intention lorsqu’il oppose, dans la troisième Provinciale, les faits d’hérésie reprochés à Arnauld, dont tous conviennent au fond qu’ils sont inexistants, à ses intentions hérétiques, celles-ci immenses au gré de ses détracteurs. ‘Ce ne sont pas les sentiments de M. Arnauld qui sont héréti­ques; ce n’est que sa personne. C’est une hérésie personnelle. Il n’est pas hérétique pour ce qu’il dit ou écrit, mais seulement pour ce qu’il est M. Arnauld. C’est tout ce qu’on trouve à redire en lui.’ Ici, naturellement, les valeurs respectives du fait et de l’intention sont inversées. Aux yeux des censeurs d’Arnauld, les faits et les dits sont inno­cents mais les intentions répréhensibles; au lieu que, dans le cas de la grand-tante, ou du moins dans l’opinion superficielle qu’on peut s’en faire, les faits et les dits sont répréhensibles mais les intentions innocentes. Cependant, l’illusion est la même dans les deux cas, car obéissant au même principe d’erreur: d’une distinction abusive entre ce qu’on fait et ce qu’on entend faire, entre ce qu’on dit et ce qu’on entend dire. »
Clément Rosset, Le Principe de cruauté, Collection Critique, Éditions de Minuit, 1988. [extrait]

Bien sûr, il ne serait nullement déplacé de vouloir substituer dans ce texte les noms de personnes ayant existé par ceux de personnes existant réellement, dans l’émission sus-citée bien sûr, mais aussi dans notre, dans votre entourage réel ou virtuel – la translation a parfois des vertus pédagogiques et même révélantes

* Si le mot grec « idiotes » (ἰδιώτης) décrit une personne dénuée d’intelligence et de raison, il signifie d’abord: simple, particulier, unique.

Illustration: France Télévision, France 2.

  1. Serge says:

    Pour observer cette pathologie il suffit de parler de décroissance à un économiste, de goulag à un communiste, de la sureprésentation dans la délinquance des personnes issues de la diversité
    à un militant d’extrême-gauche.

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Patrick Corneau