Retour de « l’homme », cette figure anonyme, universelle, et pourtant si particulière, si intime rencontrée dans les textes brefs et la trilogie des Faits publiée chez Gallimard entre 2002 et 2010 par Marcel Cohen. Aux prises avec son statut de ­vivant dans un monde infini qu’il n’a de cesse de circonscrire, de rapetisser, « l’homme » observe. En faisant du détail d’un paysage, d’une situation, d’une œuvre d’art, l’essentiel, il renverse le point de vue habituel et réveille singulièrement le regard et la pensée de son lecteur. Cet « homme », c’est Marcel Cohen, un écrivain que l’humilité a propulsé dans des sphères lointaines, inexplorées, et qui se détache soudain dans la lumière, au vu de tous. 
Au long de ces seize récits aussi surprenants qu’intrigants, « l’homme », sous de multiples avatars qui renvoient sans cesse à l’auteur, explore les vertus d’une myopie grâce à laquelle un élément anodin ouvre de vertigineuses perspectives sur l’introspection, l’Histoire et l’universel de la condition humaine. Un sens tout à fait unique de l’observation révèle, comme on déploie précautionneusement les plis d’un origami, une dimension cachée, subreptice, inédite ou puissamment significative* (parfois dramatique) de la réalité. Marcel Cohen est un magicien, il lui suffit de la bretelle d’épaule des soutiens-gorge observés dans le métro pour recréer un mundus muliebris qui est autant un hommage rendu à la gracilité féminine dans ses chatoiements qu’un dévoilement de l’énigme de sa propre existence. Car « chez un homme s’attachant si bien à l’infinitésimal, ou à l’anecdotique, quelque chose relevait de la stupéfaction pure et simple. L’homme en était assez conscient: où que portât son regard, un détail semblait l’attendre là depuis toujours, lui et personne d’autre. Dérisoire, comment ce qu’il regardait n’aurait-il pas été un peu ridicule? Et pourtant, rien n’effaçait l’illusion d’un rendez-vous avec lui-même. Qu’il s’agisse d’une tache sur un mur, d’un fragment de tableau, d’une plante suspendue au-dessus du vide ou du pavage d’un trottoir, c’était le seul lieu où sa présence semblait dévoiler quelque chose. L’homme, du même coup, pesait un peu plus lourd. »
Peser plus lourd, avoir la sensation d’exister, effacer la douleur de n’être qu’une ombre qui regarde la vie derrière une vitre, tel est bien ce que notre observateur demande à ces petites épiphanies de réel que sont les détails. Marcel Cohen fait partie de la famille des discrets éclaireurs, des randonneurs intérieurs, des sculpteurs de silence en recherche non pas de vérité – il n’en n’a pas l’impudence, il « ne veut rien imposer à personne » – mais plutôt l’urgence d’une preuve d’existence, un signe de présence à soi et au monde. Comment dans un monde qui ne vous attend pas, ne fait que vous renvoyer à votre inexorable contingence, contrer une native « aptitude au désenchantement » ? Par un acte de foi, par un pari presque pascalien en la faculté d’attention. Par un gauchissement de notre terrible indifférence envers ces traces fulgurantes, éclats, clignements d’yeux que nous offre le monde. Alors il est possible d’échapper à « cette désillusion froide qui n’épargne pas même l’enfance » : « L’homme se rappela comment, puni à l’école et mains sur la tête, l’attention qu’il portait aux aspérités du mur, dans un angle de la classe, n’allait pas sans un sentiment de liberté contre nature. Ses déboires si cuisants soient-ils, ne venaient pas à bout d’une grande part d’étonnement. Face au mur, et en dépit de tout, il découvrait un espace accueillant. Outre qu’on ne pouvait plus rien contre lui, l’écolier était très loin d’imaginer combien les détails étaient inépuisables. Les aspérités du mur dessinaient des montagnes, des vallées, des petites failles, comme si la terre s’était soulevée sous l’effet d’un tremblement de terre. (…) Même dans un cachot, et pourvu qu’il en ait la force, rien ni personne ne peut empêcher un prisonnier de regarder autour de lui avec étonnement, et sans doute un reste de plaisir. » 
Je n’ai malheureusement pas ici l’espace pour présenter les nombreux « détails » que Marcel Cohen tire de sa malle aux trésors: le portrait peint d’un homme à chapeau, un retard inopiné pour un vol, un couteau de poche, les objets dans une chambre d’hôpital, le verre rayé d’une montre, une publicité dans une parfumerie, etc., et l’art avec lequel il en extrait de somptueuses dérives entre rêverie bachelardienne et méditation phénoménologique. Parfois s’échappe une sinistre radiographie de notre terre globalisée (à force de porte-conteneurs et autres vraquiers comme dans le chap. IV)
Walter Benjamin disait: « Je n’ai rien à dire, seulement à montrer. » A la question d’Alain Veinstein, « Un écrivain a-t-il encore quelque chose à dire?  »
Marcel Cohen répondait ceci: « Eh bien justement, c’est ne pas parler de soi. Notamment puisque je n’ai rien à dire sur moi, rien de particulier, rien que de très banal. Je pense que « dire » pour un écrivain c’est peut-être simplement montrer du doigt le monde dans lequel nous vivons; c’est peut-être pour un écrivain rendre visible quelque chose qui est perdu dans l’accumulation des preuves autour de nous » .
Cioran donnait de l’écrivain majeur la définition suivante: l’ami des heures difficiles. Il est rare dans la vie d’un lecteur de rencontrer un « homme » de la qualité de Marcel Cohen – profitons donc avec Détails de cette rareté insigne pour nous en saisir et nous en nourrir.

* La table de nuit roulante du service de soins intensifs d’un grand hôpital devient un « enjeu stratégique considérable » pour le confort matériel et moral du patient.

Détails de Marcel Cohen, Collection Blanche, Gallimard, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Photographie d’Olivier Roller / Gallimard.

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Patrick Corneau