La « vraie vie » – celle que par un étrange gauchissement de l’esprit nous pensons toujours trouver ailleurs – n’est-elle pas celle que l’on nomme ordinaire? Cette vie tout court, sans guillemets, sans pourquoi, faite pour ici et maintenant, qui n’a nul besoin de plaidoirie, n’appelle aucun de ces discours de défense ou d’accusation, explication, justification ou interprétation habituellement construits avec le fatras de nos rêves, de notre incessante et royale imagination – sous la férule de cette infernale et complaisante machine à jouer avec les mots (surtout les grands mots) dont nous jouissons et rejouissons. Il suffirait d’une pause dans ce vacarme insensé, d’un saut ichtyen comme l’appelle John Cowper Powys*, pour que les guillemets tombent…
« Une idée incongrue se fit jour: qui sait si, sur son banc, l’homme n’était pas en passe d’entrevoir la vraie vie? Cette interrogation ne comportait pas la moindre parcelle d’ironie: le présent semblait extensible à l’infini et on pouvait rester assis des heures sans s’ennuyer le moins du monde. En dépit du paradoxe, comment affirmer que ce n’est pas au moment où il n’arrive rien que nous touchons à l’essentiel? À tout moment, l’homme sentait bien que nous ne faisons que nous brûler à une flamme. En tout cas, son attention équivalait à une authentique griserie. N’allant nulle part, n’attendant rien, il se sentait libre et son plaisir ne dépendait de rien ni de personne. »
Marcel Cohen, Faits, III, suite et fin, § XXVII, Gallimard, 2010, p. 91.
* « Le brusque rassemblement de tous les maux qui accablent votre vie – pour en faire un seul et unique élément qui vous envelopperait complètement – suivi d’un bond sauvage hors de votre identité la plus intime. Un bond qui vous emporte, ne serait-ce qu’une seconde, dans l’air libre. » John Cowper Powys, L’Art du bonheur, l’Age d’Homme, 1995.
Illustration: Andrew Wyeth, Chester County, drybrush watercolor, 1962.
Et si l’on dit « heureux comme un poisson dans l’eau » on devrait ajouter : pourvu qu’il y soit retourné après avoir bondi hors des flots…
J’avoue mon ignorance de l’œuvre de Powys, dont je sais avoir un livre -mais lequel?- quelque part -mais où?-.
Et j’avoue aussi me ranger à la formule de Cioran pour lequel « bricoler dans l’éphémère » peut fait un programme suffisant. On se débrouille, on fait ce qu’on peut. Il y a des instants, des heures, des jours magnifiques, grandioses, épatants, d’autres tout justes supportables, et même d’absolument insupportables. Mais le moyen de faire de tout cela quelque chose qui a du sens? là, je cale…
Cioran est irréfutable (un peu moins par beau fixe et journée glorieuse). De John Powys j’ai récemment lu « L’art du bonheur » et cela m’est tombé des mains… En revanche, la découverte du frère Llewelyn est un choc de lecture! Après « Que les noix brunissent », j’ai tout lu de ce qui a été traduit, notamment chez Isolato par l’excellent Patrick Reumaux. Une œuvre entièrement consacrée à la glorification de la vie. Lisez « Des rats dans la sacristie »: des portraits-vignettes de penseurs (dont Aristippe de Cyrène) dans un style personnel, très impertinent, très « british ». Délicieux.
Ah! grand merci, c’est noté. Prochaine commande, toujours auprès de mes gentils libraires, avec qui je peux parler, plaisanter, et que je peux laisser tranquilles après une certaine heure, et le dimanche et les jours fériés… pas comme un robot!
(Vous avez donné le nom tentateur : Aristippe de Cyrène!)
Heureux homme… Cher Lorgnon, si vous en parlez si bien , de la « vraie » vie, c’est que vous y êtes parvenu… Encore bel été à vous. Liliane Breuning
Chère Liliane, puisse le ciel vous entendre! Je ne suis pas sûr, hélas, de la « performativité » de mes propos… plutôt des vœux pieux!
Bel été à vous aussi.
🙂