Voici enfin réédité chez l’éditeur Nous Du volcan au chaos*, le délicieux récit de voyage en Sicile (1996) qu’Edith de la Héronnière avait initialement publié en 2002.
Non seulement vous saurez l’essentiel sur cette île fascinante qui échappe à toute catégorisation (terre de l’impensable, de l’imprévisible, terre de douleur et de regards), mais vous suivrez au fil de ce journal de « voyage sentimental », la recherche, la quête fervente et solitaire de l’auteur à travers l’observation patiente, minutieuse, pleine d’humour d’une contrée où histoire et cultures (byzantine, arabe, normande, angevine, espagnole) se télescopent, se mélangent et se fécondent (« la plus belle réussite du monde méditerranéen »). Edith de la Héronnière est de ces rares écrivains qui, avec un sens inné de l’ellipse, du toucher léger mais finement précis tout empreint de sprezzatura, traverse les apparences obvies et les tièdes évidences pour restituer ce labyrinthe baroque, excentrique et intranquille qu’est la Sicile. Alliant un regard exquisément attentif, non dénué de sensualité (« Tout commence avec le corps ») à une réflexion vigilante à « l’appel terrifiant de l’essence des choses », Edith de la Héronnière redonne au voyage la vertu initiatique que le tourisme grégaire (« l’être humain dans ce qu’il a de plus relâché ») lui a fait perdre. Car, comme elle le rappelle, « les paysages savent soigner, en nous restituant l’élémentaire perdu, le primordial sans lequel nous gisons toutes racines en l’air ». Et puis, c’est dans le paysage (peut-être plus que dans les livres) que la pensée fermente et s’élève.
La belle et indomptable Trinacrie, terre de la déesse Céres, d’Ulysse, d’Empédocle et de Pirandello ne démérite pas, o combien! d’une telle plume**. Mais pour l’écrivain l’enjeu s’avère autre. À travers la prose ciselée d’un style impeccable requérant et stimulant le meilleur de notre intelligence, Edith de la Héronnière en cheminant sur une terre inconnue est allée à la rencontre de ses propres terrae incognitae. À rebours de maints excursionnistes nantis voués au tourisme littéraire (Gide, Valéry Larbaud, Morand, et aujourd’hui tous les festivaliers d’Étonnants Voyageurs), elle est de ces authentiques écrivains voyageurs partant nez au vent bouleverser leur existence ailleurs et parvient, par cet audacieux « égarement » à nous mettre, nous lecteurs, sur le chemin de notre vie – vocation et merveille insigne de la littérature. Qu’elle en soit remerciée.

« Agrigente. Si j’avais en permanence un seul de ces petits vases grecs du musée archéologique sous les yeux, je serais sans cesse ramenée à la simplicité du regard. Une coupe ronde à deux anses. Une buire à bec, ventre rebondi, col monté, un seul bras soutenant sa bombance, équilibrant sa rondeur en une dialectique parfaite. L’architecture divine des objets quotidiens m’invite à la contempla­tion. Devant le petit vase du musée, je pourrais me passer de tous les paysages à la grandeur sublime. Il y a dans sa simplicité un vide, la clé d’une connaissance essentielle dont l’évidence fait tomber par pans l’inutile, l’encombrant, les boursouflures, partout, de la triste vie occidentale. Il existe un autre rapport au monde, rappelle ce vase grec. Il peut bien contenir de l’eau, du lait, du vin, des larmes, peu importe, car sa perfection oblitère la fonction pour nous mener aux frontières de la forme, là où elle est pure expression de l’indicible.
Quant aux grands vases à scènes mythologiques, leur humour le dispute à leur réalisme. Une série de chevaux noirs vus de dos indique peut-être où le peintre Uccello puisait son inspiration. La mythologie prenait part à la vie quotidienne. Nous regardons comme au spectacle. En réalité, c’est le contraire qui se passe: ce sont eux qui nous regardent. Nous défilons en rangs serrés devant les vases grecs. Les anciens faisaient défiler les mythes sur leurs vases pour qu’ils ne quittent pas leur esprit, même dans leurs tâches quoti­diennes. Il suffit de tirer un fil, et tout un monde surgit du néant. Voyager, c’est défiler devant ces spectateurs muets. Que restera-t-il en moi de cette Sicile qui me regarde passer? Je ne peux rien en prendre. Elle seule a le pouvoir de déposer en moi ses ferments. »
Edith de la Héronnière, Du volcan au chaos, Éditions Nous, 2017.

* A rapprocher d’un autre texte magnifique: La Ballade des pèlerins, paru au Mercure de France en 1993, et que j’ai présenté ici.

** Qui nous offre d’admirables pages pour dire comment la Sicile inspira et révéla la couleur à Nicolas de Staël.

Illustrations: Carl Rottmann « Taormina mit dem Ätna » (1829) Neue Pinakothek München / Éditions NOUS.

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Patrick Corneau