Dans un livre tout aussi remarquable que le précédent*, Philippe Berthier nous fait partager sa fascination pour la figure la plus énigmatique de la comédie proustienne: le très singulier baron de Charlus. Ce grand protagoniste de la Recherche apparaît de fait comme éminemment complexe – si ce n’est de complexion compliquée: déroutant, sublime, imprévisible, frivole, détestable, duplice, pathétique sur sa fin, il semble rassembler en lui-même toute une humanité profuse et bigarrée à demi-cachée derrière le paravent de l’inversion. Il méritait bien cette biographie littéraire aussi fouillée qu’une enquête policière et qui se lit avec l’avidité d’un « polar ».
Palamède de Charlus dit « Mémé » n’arrête pas d’interférer, certes, avec un de ses modèles les plus prégnants: Robert de Montesquiou, surnommé le « Professeur de Beauté », le « Platon du Vésinet » ou « l’Inverti suprême »… Les qualificatifs ne manquent pas non plus sous la plume de Philippe Berthier pour cerner la personnalité de Charlus: « génie bienfaisant », « hurluberlu flamboyant », « grandiose ganache », « polichinelle splendide », « bouffon d’un pittoresque achevé », « saugrenu magnifique », cette avalanche d’images ayant pour dessein de ne pas le figer dans un type, ni le réduire en la trop facile incarnation du « pédéraste majuscule ». Toute la saveur de cette étude est de développer les multiples facettes de ce génie tragi-comique, d’en feuilleter les registres contrastés: sa présence physique (voix, regards, gestes…), ses multiples rôles (oncle, mari, amant, mentor, salonnard, père adoptif…), son rapport (esthète) à la religion, à l’histoire, à la culture, ses amours hautement « risibles » car toujours placées dans le viseur de l’impitoyable vis comica de Marcel.
Le chapitre à mon sens le plus important, central dans la composition de l’ouvrage et décisif quant à la démonstration, est celui intitulé « Le démon de la pédagogie » (extrait ci-dessous). Philippe Berthier y développe une insoupçonnée « sagesse de Charlus » qui rejoint les enseignements majeurs de Proust dans la Recherche. Y est traité avec courage et audace, la délicate et très actuelle question de la filiation, Charlus ayant dans une « assomption adoptive » affirmé une nette préférence au mérite, au choix affinitaire, à la raison du cœur sur le lien biologique. Position dont on sait qu’elle fut aussi celle de Proust: nos vraies familles ne sont que d’élection. Philippe Berthier s’attache à montrer que, même s’il s’est dérobé aux avances de l’aristocrate transcendantal, le narrateur n’en finit pas d’observer, ni d’analyser en entomologiste méticuleux cet être-oxymore, avec une intense fascination qui illustre l’emprise quasi vampirique qu’il exerce sur tous ceux qui l’approchent, y compris nous lecteurs. « L’autre » (chapitre ultime de cet essai) est un point d’orgue que nous ne révélerons pas. À la fois troublant et vertigineux, il vient confirmer Charlus comme l’une des créations proustiennes les plus puissantes, les plus riches de portée et de sens.
Rendons grâce aux éditions de Fallois (dont le fondateur** est un éminent proustologue) de nous avoir offert un si beau et stimulant essai qui nous (re)donne envie de (re)lire*** avec un regard éclairé cette prodigieuse machine à démasquer nos grimaces qu’est la Recherche.


« Charlus ne dissimule pas l’impression de médiocrité que lui a laissée Marcel lors de leur rencontre à Balbec, sur son «inconsidération» (II, 581-582), et creuse ainsi entre eux l’incommensurable distance du rang, de l’âge et de l’esprit pour mieux se donner les gants de daigner ensuite consentir à la combler. Inexplica­blement, par un pur élan d’oblation, un être qui est tout va élire un être qui n’est à peu près rien pour le hausser jusqu’à lui.
L’opération a quelque chose de tellement impro­bable qu’elle tient véritablement de la magie, ou du conte de fées. Comme dans les Mille et une nuits, le baron veut faire figure de «génie bienfaisant» (II, 587), détenteur d’un sésame quasi surnaturel (II, 589), auprès de celui qui semblait devoir végéter dans son ornière et verra d’un seul coup sa vie trans­figurée par le don de ses bontés.
De quoi s’agit-il en effet? De rien de moins que d’accéder, par le truchement de la Grâce reçue, à un mode nouveau de la connaissance et de l’être. Les perspectives que fait miroiter Charlus devant Marcel sont grandioses: cautionné publiquement par l’empereur d’Autriche comme possédant à fond «les dessous de la politique européenne», il détient, amassé en trente ans, «un trésor d’expérience, une sorte de dossier secret et inestimable» (II, 583) qu’il n’a pas cru devoir utiliser pour lui-même, mais qu’il serait prêt à communiquer à un disciple intelligent, pour lui permettre d’expliquer sous un jour entière­ment neuf (et véridique) les événements du passé, de prévoir même «l’enchaînement des circons­tances» et de pénétrer l’avenir. Le baron possède
donc une sorte de talisman, grâce auquel le temps s’éclaire et se fait lisible dans toutes ses dimensions, par-dessus les ratures, surcharges ou retouches dont il a été travesti. Il est question d’être initié à un savoir, pour être investi d’un pouvoir: Marcel, utili­sant les informations exclusives dont il disposera, conquerra dans le monde une position enviable (II, 589). Le Mentor s’appuie de plus sur la compli­cité, aussi inébranlable qu’impénétrable, de frères partageant la même vision des choses, et commu­niant au même Credo. Cette ésotérique «franc-maçonnerie» qui existe «entre certains hommes» selon Charlus, rassemble par-delà les frontières ceux qui en sont, et met à leur service les ressources d’une puissante solidarité. C’est de tout cet énorme potentiel de pensée vraie et d’action efficace que le «catéchumène» (II, 589), ayant reçu son dignus est intrare, sera appelé à bénéficier. »
Philippe Berthier, Charlus, Éditions de Fallois (en librairie le 7 juin 2017). LRSP (livre reçu en service de presse) 

*Philippe Berthier professeur émérite à la Sorbonne Nouvelle a publié chez le même éditeur en 2015 un Saint-Loup qui forme diptyque avec cet ouvrage.
**C’est à l’âge de vingt-six ans que Bernard de Fallois publia chez Gallimard Jean Santeuil en 1952, puis le Contre Sainte-Beuve en 1954, œuvres inachevées de Marcel Proust, d’après les manuscrits de l’auteur. Sa préface de Contre Sainte-Beuve est un modèle du genre.
***Comme le remarque Mathieu Terence: « Les génies ne rassasient pas, ils accroissent à la fois notre appétit et notre capacité à nous nourrir. »

Illustrations: dessin de Sem (1863-1934) / Éditions de Fallois.

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Patrick Corneau