Mac, un ancien entrepreneur prospère, réduit à l’inactivité par la faillite de sa société, dispose désormais de tout son temps pour se replonger dans ses écrivains de chevet. Et pour enfin se lancer dans l’écriture. L’élan de Mac se cristallise sur un projet: réécrire et « améliorer en secret » un roman signé par un écrivain célèbre qui vit dans son quartier de Barcelone, un dénommé Sánchez, individu arrogant, qui plus est amant de son ex-femme Carmen. Le roman s’intitule Walter et son contretemps, et se présente comme les Mémoires d’un ventriloque « qui lutte contre le grave contretemps que représente pour sa profession la possession d’une seule voix, la fameuse voix propre qu’aspirent tant à trouver les écrivains et qui pour lui, pour des raisons évidentes, signifie un problème »…
Voilà l’argument du dernier roman d’Enrique Vila-Matas qui vient de paraître chez Bourgois, son éditeur habituel, dans la traduction sans faille de l’excellent André Gasbastou. S’en tenir là serait insuffisant et injurieux à l’égard d’un écrivain qui nous a habitué à lire comme des romans ou comme des récits, les livres insolites et brillants où s’entremêlent le réel et la fiction, la narration et ­toujours la réflexion sur l’écriture. « Je suis fait de tous les autres écrivains, en conver­sation avec eux » aime à dire ce lecteur insatiable, virtuose de la métafiction, dont les ouvrages sont truffés d’allusions et de citations, affichées ou dissimulées, fidèles ou inventées.
Ceci étant posé, reste à constater que cette recette qui a fait ses preuves, ne nous convainc pas avec cette nouvelle parution. Certes c’est extrêmement intelligent, Vila-Matas sous couvert des cogitations de son personnage, ce pur débutant, agite de nombreux sujets spéculatifs sur la littérature: le geste inaugural de l’écriture, son processus, sa vocation (« Ecrire, c’est ­essayer de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait »*), la répétition (vertu et nécessité) et de citer (ventriloquer?) ou rameuter à ses côtés pour illustrer ses dires: Petrone, Kierkegaard, Rimbaud, Pessoa, Valéry, Hemingway, Sarraute, Beckett, Duras et bien d’autres. Mais, ce qui avait dans les premiers livres la fraîcheur d’une découverte, à savoir le charme discret d’un intellectualisme non conventionnel et d’une érudition distanciée par un zeste de mélancolie, est devenu ici un procédé un peu lassant, efforcé voire artificieux. Trop rusé pour ne pas avoir pressenti nos objections, Vila-Matas se défend en arguant qu’il n’y a pas de romancier qui ne doive entrer, à un moment ou un autre de son travail, dans une séquence « lourde », ennuyeuse, rebutante: « le moment assommant ». Décidément Vila-Matas a réponse à tout, et c’est là que le bât blesse… Gide a dit un jour que c’est avec les bons sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature. Mais ce n’est pas non plus avec d’astucieuses idées littéraires qu’on fait de bons romans. Le brillant en surbrillance peut s’avérer « assommant ». La fameuse affirmation: « La bêtise n’est pas mon fort », soufflée par Paul Valéry à son alter ego Monsieur Teste, si elle est reprise par Mac le narrateur, Enrique Vila-Matas l’auteur ne semble la renier ni dans sa personne ni a fortiori dans ses œuvres. Et c’est dommage! Flaubert l’avait compris (et Denis Grozdanovitch), c’est la part d’ombre indispensable pour qu’une œuvre nous parle, nous touche dans une proximité fraternelle et compréhensive, sinon compassionnelle. Encore un effort Monsieur Vila-Matas et le génie de la bêtise sera votre fort!

« Nous venons au monde pour répéter ce que répé­taient nos prédécesseurs. Il y a eu des avancées tech­niques, en principe importantes, mais sur le plan humain, nous sommes toujours pareils, nous avons les mêmes défauts et les mêmes problèmes. Nous imitons, sans le savoir, ce qu’ont essayé de faire ceux qui nous ont précédés. Uniquement des tentatives, très peu de réalisations, qui de plus, quand elles se produisent, sont toujours de deuxième catégorie. On parle, tous les dix ou quinze ans, de nouvelles générations, mais quand on analyse ce qui, à première vue, semble différent, on découvre qu’elles se contentent de répéter qu’il est urgent et nécessaire de supprimer la précédente et, au besoin, celle qui la précédait et qui, en son temps, essayait d’effacer celle qui était venue avant. C’est étrange, aucune génération ne veut se mettre en marge du Grand Chemin, chacune veut se placer au centre occupé par la précédente. Pensant sans doute qu’il n’y a rien à l’extérieur, ce qui les amène à la longue à imiter et à répéter l’aventure de ceux qui avaient eu tout d’abord droit à leur mépris. Il en est toujours ainsi, aucune génération ne s’est située en marge, il n’en est aucune qui n’ait dit, presque à l’unisson: Ceci ne nous correspond pas, restez où vous êtes. Les jeunes arrivent pour ensuite, du jour au lendemain, disparaître discrè­tement, déjà vieux. En fuyant le monde, ils s’enterrent, enterrent leurs propres souvenirs, puis meurent, ou se meurent et enterrent leurs souvenirs, déjà morts à leur naissance, sans faire exception à la règle, sur ce point ils s’imitent tous. Comme dit une épitaphe sur une tombe du cimetière des Cornouailles, Angleterre: Devons- nous tous mourir? / Nous devons tous mourir. / Tous mourir devons. / Mourir devons tous ».

Enrique Vila-Matas, Mac et son contretemps, traduit de l’espagnol par André Gabastou, Christian Bourgois Éditeur. LRSP (livre reçu en service de presse)

*Marguerite Duras.

Illustrations: Geoffrey Johnson, City Black & White / Bourgois Éditeur.

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Patrick Corneau