« Voici donc la vérité: il faut relire les chefs-d’œuvre, parce que personne n’a vraiment lu de chef-d’œuvre » affirme de manière abrupte et provocante Laurent Nunez à la fin de la présentation de son livre L’énigme des premières phrases (Grasset, 2017). Pourquoi? Et il rajoute: parce que nous ne savons pas lire! Oui, décidément nous ne pouvons pas lire avec l’intensité, l’attention qu’il met dans les mini-analyses décapantes qu’il applique aux incipits de quinze livres ô combien célèbres mais dont la renommée a usé, terni la saveur. La méthode est simple, elle repose sur un pari: tout ce que l’on peut connaître d’une œuvre et de son auteur est contenu dans « sa » première phrase. Par exemple « Aujourd’hui, Maman est morte », célébrissime début de L’Étranger de Camus, est un portique qui contient en réduction tous les ingrédients qui vont s’épanouir dans l’œuvre, tels ces papiers japonais qui, plongés dans l’eau, se déplient et forment des personnages, maisons, fleurs… Mais laissons Laurent Nunez s’expliquer: « Ces premières phrases sont en fait trop célèbres, et on ne les cite plus que machinalement afin de passer à autre chose. Mais que se passe­rait-il si l’on prenait le temps de les relire vraiment, mot à mot, et comme disait Rimbaud, littéralement et dans tous les sens? Que se passerait-il si, convo­quant toutes les ruses, on pratiquait sur ces énoncés cristallisés par la gloire une microlecture abrasive? (…) Oui, car la méthode est neuve: elle consiste à voir le lan­gage. Oh! Je n’ignore pas ce que mes microlec­tures ont d’hystérique: elles cherchent à savoir, coûte que coûte. Elles croient que chaque phrase est un coffre, dont les clés seraient forgées par la grammaire, l’étymologie, les figures de rhéto­rique. »
Avouons-le, le résultat est plus que convaincant, bluffant! On est saisi par l’efficacité du procédé incitatif non seulement à alentir notre lecture des commencents mais aussi à (re)lire le corps de l’œuvre avec cette empreinte en tête. Par ailleurs, on ne sait si l’on est davantage impressionné par le brio* de la lecture de Laurent Nunez que par le génie de l’écrivain à son lever de rideau. On appréciera la belle défense et célébration de la littérature en majesté des pages 96-97 consacrées à Chantre, l’énigmatique monostiche de Guillaume Apollinaire.
Une chose est certaine: si, jadis, nos professeurs de lettres avaient tous eu la haute science littéraire de Laurent Nunez et son doigté pédagogique** nous n’aurions pas l’avantage, le plaisir de lire ce petit livre au ton alerte et enthousiaste, aussi éclairant que rafraîchissant.

L’énigme des premières phrases de Laurent Nunez, collection Le Courage, Grasset, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

*Sa descente en flamme d’une nouvelle de François Coppée est jubilatoire.
**Signalons que ces lectures, toutes érudites qu’elles sont, sont écrites dans une langue parfaitement accessible, dénuée de tout jargon, teintée même d’humour: ainsi pour chaque auteur le choix d’un exergue et d’un encouragement préliminaire avant d’engager la lecture (L’Étranger de Camus: « Allo Maman bobo » et « Prenons notre temps, il est trop tard », extrait ici).

Illustrations: photographie de Tim MacPherson / Éditions Grasset.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau