5197755-lg« En observant mon reflet nu dans le miroir, j’ai remarqué que je ne me souvenais plus du nombril de Louise. Je sais que c’était une protubérance mais je ne me souviens plus de sa forme. Etait-il creusé, rond? En demi-lune? Etait-il mince et discret, vertical ou ovale? Louise, je vois ses mains, je vois des détails de son corps, éclatants, je vois la forme de ses oreilles, je vois ses avant-bras, je vois chaque détail de ses joues. Mais je ne vois pas son nombril. Est-ce que tout s’effacera, comme cela, discrètement? Est-ce qu’elle disparaîtra peu à peu? (…) Pour le nez et les yeux, il y a des photographies. Mais comment ferai-je pour sa voix ou pour la texture de sa peau? Comment ferai-je pour me souvenir de toutes les odeurs, de celles du nouveau-né et de la petite fille qui joue dans la boue, de celles de Louise malade ou sortant du bain? »
Vivre près des tilleuls, Flammarion, pages 116-117
hmorganlettrine2Louise est la fille de la romancière Esther Montandon. Morte prématurément à l’âge de trois ans, sa mère, écrivaine suisse née en 1923, a tenu un journal de deuil qui constitue avec Vivre près des tilleuls l’une des plus belles surprises de feu la rentrée littéraire et en même temps une extraordinaire déclaration d’amour à la littérature comme nous le verrons plus loin.
Un texte poignant sur un sujet délicat, la disparition d’un enfant (thème devenu chez certains écrivains un fonds qui peut inspirer toute une œuvre comme chez Philippe Forest*) – et qui permet ici de redécouvrir l’écrivaine disparue en 1998.
Qui est Esther Montandon? Une féministe qui marqua la critique de l’époque avec quatre romans parus en 1953, 1959, 1970 et 1980. Réduite, son œuvre l’est d’autant plus que pendant douze ans, l’auteure, brisée par la mort de sa fille survenue en 1960, n’a rien écrit. C’est du moins ce que l’on croyait jusqu’à ce que Vincent König, dépositaire de ses archives, retrouve, dans un carton oublié, un récit intime dans lequel elle ­raconte sa douleur de mère endeuillée.
Voici ce qu’on peut lire dans la « Présentation de l’éditeur » au début de l’ouvrage: « Vincent König est le dépositaire des archives de l’écrivaine suisse Esther Montandon. En ouvrant par hasard une chemise classée « factures », il découvre des dizaines de pages noircies, qui composent un récit intime. Esther a donc tenu un « journal de deuil », dans lequel elle a pour la première fois évoqué la mort de sa fille Louise et l’aberrante « vie d’après ». Les souvenirs comme les différents visages de la douleur s’y trouvent déclinés avec une incroyable justesse. Ces carnets seront publiés sous le titre Vivre près des tilleuls. »
Jusqu’ici tout va bien pour le lecteur quand soudain nous lisons: « Roman sur l’impossible deuil d’une mère, porté par une écriture d’une rare sensibilité, Vivre près des tilleuls est aussi une déclaration d’amour à la littérature: ce récit d’Esther Montandon est en réalité l’œuvre d’un collectif littéraire suisse, l’AJAR. Ces dix-huit jeunes auteur-e-s savent que la fiction n’est pas le contraire du réel et que si « je est un autre », « je » peut aussi bien être quinze, seize, dix-huit personnes. L’AJAR –Association de jeunes auteur-e-s romandes et romands – est un collectif créé en janvier 2012. Ses membres partagent un même désir: celui d’explorer les potentialités de la création littéraire en groupe. Les activités de l’AJAR se situent sur la scène, le papier ou l’écran. Vivre près des tilleuls est son premier roman. Son site : www.jeunesauteurs.ch « .vpdt-couverture-193x300
Voilà, tout est dit. On l’aura compris, il s’agit ici de jouer avec les identités et de brouiller les frontières du réel et de la fiction. Ou plutôt, c’est dire que dans cette fin d’automne littéraire où les noms individuels imprimés sur les couvertures importent autant que le contenu (« Il est comment le dernier X, ou le dernier Y ? »…), Vivre près des tilleuls perturbe sacrément l’idée tenace que l’écriture est nécessairement solitaire et prouve qu’un récit peut exister hors de l’expérience vécue (est-ce que c’est vrai? ça vous est arrivé?). Libéré de son prédicat le plus tenace – tu écriras seul –, et du « moralisme du réel » en vertu duquel la fiction doit être validée par le vécu, ce court roman – écrit dans une prose sobre, elliptique, magnifique – rappelle que la création littéraire garde un pouvoir qui nous dépasse. Ce dont nous sommes infiniment reconnaissants à cette forme nouvelle d’intelligence collective créatrice qu’est l’AJAR.
La Suisse francophone (et ses Romands) n’a pas fini de nous surprendre…

* On pourrait ajouter Sophie Daull, Michel Rostain, Laure Adler, parmi une longue liste de textes consacrés au deuil d’un enfant…

Illustration: origine inconnue.

  1. Célestine says:

    Bel hommage à un roi de la mystification, Gary alias Ajar…
    Coïncidence ? ou choix délibéré ?
    Une oeuvre collective est-elle l’addition de forces individuelles ? Et partant, en a-t-elle davantage de force ? Ou au contraire celle-ci se dilue-t-elle dans l’éparpillement ?
    Quoi qu’il en soit, cela donnerait envie d’aller le lire, malgré l’âpre dureté du sujet.
    ¸¸.•*¨*• ☆

  2. Sur un thème bien contemporain: célébrer (commémorer) une disparition, ce faux-canular pose de vraies (et troublantes) questions sur l’essence de la littérature, sur ce qu’est la « littérarité » d’un texte, la singularité/unicité du style, etc. A nouveau le mythe du « Grantécrivain » (Dominique Noguez) en prend un rude coup.
    Oui, l’allusion à l’AJAR de Romain Gary est délibérée.

  3. catherine says:

    Un instituteur avait demandé à ses petits élèves « qu’est-ce qu’un arbre ? » et un enfant avisé avait répondu : « un arbre, c’est un gros arbre ». Eh oui. On sent l’enfant à qui on ne la fait pas. Un arbre ce n’est pas de la gnognotte, de l’arbrisseau ou de l’arbuste. Encore moins un bonsaï. Un arbre ça a un tronc élancé, des branches solides, un feuillage dense et néanmoins aéré, peut-être une âme, on ne sait pas.

    Partant de ce postulat qu’un arbre c’est forcément un gros arbre, peut-on dire qu’un écrivain, c’est forcément un « grantécrivain, c’est-à-dire un écrivain qui a de l’envergure, qui enracine son œuvre tout en restant criblé d’air ?
    De même, un amoureux est-il forcément un « gros » amoureux ? Ne connaissant que des étreintes torrides, ou une passion tragique ?

    Pour l’arbre, l’enfant à raison, mais pour le reste, ça se discute.

    Bien à vous,
    Catherine

    1. Délicieux! Quant à moi, je préférerai toujours les déclarations abruptes et émerveillées des enfants aux « grands », « gros » écrivains, amoureux, etc.
      Je me souviens d’un enfant qui avait déclaré qu' »en hiver les arbres sont en bois ». 😉

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Patrick Corneau