capture-decran-2016-09-21hmorganlettrine2Depuis que le musée Carnavalet a fermé ses portes en octobre pour trois ans de travaux, il n’est plus possible de voir le petit lit de Marcel Proust dans cette sorte de cagibi où au détour d’un couloir on avait reconstitué la chambre de l’écrivain avec les quelques meubles et objets que le collectionneur Jacques Guérin avait miraculeusement sauvés après le décès de Robert Proust, le petit frère et médecin. De cette figure, il est question dans le très bel essai de Diane de Margerie: A la recherche de Robert Proust. Et on en apprend de belles! On a souvent mis en avant pour expliquer la personnalité complexe de l’écrivain la relation privilégiée, exclusive, névrotiquement complice qu’il avait avec Jeanne, sa mère. Certes, c’est une évidence. Mais une évidence peut aussi servir à cacher un lien plus douloureusement ambigu et peut-être plus décisif pour comprendre ce que recélait le nœud gordien qu’était la famille Proust-Weill: la (non) relation de Marcel à son frère Robert. Il est frappant en effet de constater que le lien fraternel disparaît tout à fait dans La recherche: Robert est parfaitement absent de l’œuvre au profit d’un Marcel, fils unique, et donc seul protagoniste dans nombre de scènes familiales remémorées. Pourquoi ce silence, cet effacement du cadet? Sous la jalousie dévastatrice, Diane de Margerie pointe ce que ce brûlant et secret « moteur » affectif induit dans la composition et la dynamique de l’œuvre, comment ce double absent en nourrit la puissance révélante notamment par une perspicacité supérieure dans la compréhension de la médecine et des maladies psychosomatiques en particulier. Nous avons là une clé essentielle de La recherche, peu analysée jusqu’à aujourd’hui*, qui pose un regard aigu sur les opé­ra­tions cachées du « génie » lit­té­raire et fait de ce court essai un apport incontournable à la proustologie.

« Une des étrangetés psychologiques qui m’a tou­jours fascinée est ce parallélisme de deux êtres proches par le sang ou la rencontre – mais un parallé­lisme dans le contraste. Voilà qui est frappant chez les frères Proust dont l’un s’adonne à l’analyse de la dégradation (en amitié, en amour, dans la sexualité) à travers le scalpel de l’écriture; et l’autre, tout au contraire, choisit la guérison du mal à travers le bistouri.
Les faits et les intérêts ont beau les avoir éloignés l’un de l’autre après avoir vécu leur petite enfance côte à côte, les racines génétiques les ont guidés dans le choix de leurs voies qui se rejoignent dans une recherche commune : celle de décortiquer l’âme et le corps, celle d’étudier la maladie – la maladie de l’amour comme celle de la chair.
Voies différentes, certes. Mais qui mènent toutes deux à la création, car si Marcel écrit La Recherche, Robert laisse vingt-sept livres et deux cent cinquante articles. Si Marcel étudie la solitude et la maladie (Léonie), la fourberie (Odette), la dissimulation et le mensonge (Albertine), le vice et le sadomasochisme (Charlus) – Robert, lui, étudie la sexualité féminine, la gynécologie, l’hermaphrodisme et les maux de la prostate. Robert devient élève du narcissique et célèbre Docteur Pozzi qui se fit peindre vêtu d’une robe de chambre d’un rouge somptueux par Sargent, dans toute sa beauté de séducteur viril, tandis que Marcel fit faire son portrait, mystérieux et sévère, par Jacques-Émile Blanche où éclate, à la boutonnière, la couleur virginale d’une orchidée. D’un côté, Marcel élabore des personnages qui doivent leur lustre à Montesquiou, Réjane, Sarah Bernhardt; de l’autre, Robert poursuit sa carrière sous l’influence du sulfureux Pozzi, amant célèbre, médecin réputé parfois contesté (par Daudet notamment), homme du monde qui soigne, juste­ment, les « modèles » de Marcel.flammarion09
(…) Je ne connais pas beaucoup de textes littéraires où pullulent à ce point les termes médicaux. Si la maladie tient une si grande place dans la vie et l’œuvre, c’est que Marcel réussit alors à devenir Robert dont il prend la place dans la hantise d’un chassé-croisé obses­sionnel: devenir l’autre, pour l’effacer. Jeanne Proust incarne la maman-infirmière qui donne de la réalité au monde clos et fictif dans lequel l’enfant veut se retirer loin des hommes sains, puissants et virils. À travers le renversement cher au narrateur, la santé représente quelque chose de borné; elle manque d’imagination et de la connaissance essentielle pour Marcel: celle de la douleur. »
Diane de Margerie, A la recherche de Robert Proust, Flammarion, 2016, pp. 56 et 70. LRSP (livre reçu en service de presse)

*excepté dans le récent et magistral ouvrage de François-Bernard Michel Le professeur Marcel Proust (2016) chez Gallimard et de manière un peu cursive, dans l’excellent petit livre de Lorenza Foschini, Le manteau de Proust (2012) qui vient d’être heureusement réédité dans la collection « La petite vermillon » à La Table Ronde.

Illustrations: Getty Images / Éditions Flammarion.

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Patrick Corneau