Fénéonferli13Le monde dans lequel nous sommes entrés depuis le 11 septembre 2001, l’état de surveillance généralisée qui s’en est suivi et durablement installé avec Vigipirate, puis l’état d’urgence, etc. ne parachève-t-il pas ce monde un rien kafkaïen* pressenti, imaginé (en 1973) par André Hardellet?

Les archivistes

                                                                                                A Guy Béart.

Nul ne sait qui gouverne; on a bien cité quelques noms, mais le fait même qu’ils circulent dans le public et dans la presse suffit à les écarter du pouvoir réel.
On ignore également ce qui est permis ou défendu, et les sanctions (c’est-à-dire l’enlèvement et la disparition des coupables) tombent avec une soudaineté qui glace les plus téméraires; ainsi s’est établie une nouvelle forme de terreur: l’insécurité per­manente des citoyens.
Une nuée de policiers surveille le pays, sans d’ailleurs exercer aucune contrainte matérielle; leur tâche — et elle est écrasante — consiste à rendre compte de tout ce qu’ils ont pu observer. Même des faits en apparence les plus insignifiants: une rixe d’ivrognes, les propos de deux pêcheurs à la ligne, une coloration bizarre du ciel, etc. Bien entendu, les communications téléphoniques enre­gistrées sur les tables d’écoute entrent dans leur domaine.
Les comptes rendus sont adressés à des fonctionnaires qui jouent maintenant un rôle prépondérant dans le régime: les archivistes.
Durant huit heures chaque jour, ils copient ces rapports, les classent, leur donnent un numéro de code. D’innombrables Bou­vard et Pécuchet œuvrent dans ces bureaux où s’élabore l’Histoire réelle et « exhaustive » (pour employer le jargon administratif) du pays.
On ne détruit rien. L’énorme, la démentielle quantité de docu­ments réunis exige une place sans cesse accrue et de vieux quartiers sont rasés pour permettre l’édification de bâtiments neufs où s’accumulent les « doubles » répertoriés. Les protestations des locataires expulsés, que l’on a dû reloger dans des camps de banlieue, ont été reçues d’une manière qui a vite, et définitive­ment, réglé cet aspect du problème. Les archives sont gardées nuit et jour par les Brigades de Sécurité, dont on connaît les méthodes pour entretenir le bon esprit civique. Ce déploiement de forces et de précautions apparaît peu proportionné avec la convoitise des cambrioleurs ou des espions: qui risquerait sa peau pour apprendre, par exemple, combien de rousses sont passées rue Nathalie-Sarraute pendant la journée du 3 juin 1984?
Leur premier travail accompli, les archivistes en transmettent le résultat à des échelons supérieurs dont la besogne est double. D’abord, trier parmi les faits rapportés ceux qui présentent de l’intérêt, aussi travestis qu’ils soient en futilités apparentes; ensuite les traduire et les condenser selon l’algèbre inventée par Evariste Cayce, notre dernier prix Nobel. Le nombre des échelons qui travaillent, hiérarchiquement, sur les documents initiaux, doit être considérable, même avec le secours des ordinateurs.
A chacun des degrés, la masse des rapports s’amenuise, se décante, s’éclaircit. Quelque chose, dont nul d’entre nous n’a l’idée, commence-t-il à montrer son dessin (ou dessein) dans cette forêt de paperasses? Un visage secret de l’Homme? Sa démarche tâtonnante vers un but qui dépasse son entendement? On aimerait s’en persuader, mais je ne me prononce pas.
Lorsque la quintessence des archives parvient au sommet de la pyramide, au Grand Transparent qui détient le pouvoir absolu, que se passe-t-il? On ne peut raisonnablement imaginer une fin — tout au moins une fin humaine — à la série ainsi constituée. Il est probable que le Despote ne rompt pas la chaîne et qu’il offre son trésor à quelque dieu sans nom, jamais évoqué.
Un dieu qui pourra enfin poser une « grille » sur le texte de sa morne, obscure et indéfinie création — et qui dépend lui-même d’un Maître inconcevable.
André Hardellet, « Les archivistes » in Les chasseurs & Les chasseurs Deux, Livre de Poche, 1977. (Repris dans la Collection L’Imaginaire, Gallimard, 2000).

*Particulièrement dans les craintes fantasmatiques des partisans de la théorie du complot.

Illustration: Félix Fénéon (1861-1944) à la La Revue Blanche (1896) par Félix Vallotton (1865 – 1925).

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Patrick Corneau