« Comment sait-on que l’on a des opinions? Est-ce parce qu’il nous arrive de donner notre avis, soit sous la pression des circonstances, soit pour prendre part à une conversation? Je me souviens de Willy Kyrklund* avouant qu’au cours de sa longue carrière d’écrivain il n’avait jamais rédigé un seul article de presse, sachant qu’une fois arrivé au bout d’une argumentation, il aurait parfaitement pu défendre l’opinion contraire. Pour ma part, sur beaucoup de sujets, mon opinion n’est pas la même le soir qu’au début de la journée. Reposé, je suis moins sentimental, et le genre humain peut craindre de ma part un jugement plus sévère. En outre, les affirmations catégoriques, d’où qu’elles viennent, éveillent chez moi l’esprit de contradiction.
Quelles sont donc mes opinions? Généralement, je n’en ai pas. Avoir des opinions est un rite social auquel je me plie pour ne pas passer pour un débile. J’ai, il est vrai, quelques convictions solides dans les domaines que j’ai étudiés la moitié de ma vie, mais ce sont rarement ceux qui font partie du débat public, ni même des entretiens privés. Je présume que c’est pareil chez la plupart des gens. Mais si l’homme ne s’exprimait que lorsque son jugement est bien fondé, la conversation tarirait vite. Le débat culturel mourrait, la discussion politique s’assécherait. La profession de ses opinions est devenue un devoir citoyen dans notre société et, en bonne compagnie, la moindre des politesses. Quiconque s’abstient de s’exprimer sur un sujet qu’il ne maîtrise pas sera considéré comme asocial ou se verra reprocher une arrogance outrancière. »
Horace Engdahl, « Considération réactionnaire X » in La cigarette et le néant, Serge Safran Editeur.
*Paul Wilhelm (« Willy ») Kyrklund (1921-2009), écrivain suédois, célèbre pour ses recueils de nouvelles.
Je me sens en totale symbiose avec cette déclaration de Horace Engdahl. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles ce blog a peu de suiveurs* : je préfère m’effacer pour laisser parler des voix plus remarquables que la mienne, ayant, au fond, toujours pensé avec G. C. Lichtenberg que « rien ne contribue davantage à la sérénité de l’âme que de n’avoir aucune opinion. »
Autre opinion sur les opinions: « Nous sommes tous des oiseaux mazoutés, englués dans des préjugés, pétris par les vents contraires de l’influence. L’effet de la conversation, qui taille à l’emporte-pièce dans le gras de la vérité; des mauvais médias, aussi, gauchis par la polémique et le spectaculaire. Une seconde peau insidieuse, dont l’esprit veut se défaire mais qui colle et s’accroche. Les opinions valent les hydrocarbures. » Ingrid Astier, Petit éloge de la nuit, Folio2€.
* ou peut-être des suiveurs eux-aussi peu assertifs…
Illustration: origine inconnue.
Peut-être ai-je des opinions, ou peut-être pas, je n’en sais rien, je n’ai pas d’opinion sur le sujet. 😉
Et puis une « opinion » n’est qu’une de ces milliers de pensées qui se succèdent en nos têtes. En quoi une « opinion » aurait-elle plus d’importance que « j’aime les épinards » ou « il faut beau dehors »…
Au reste, les « opinions » et autres pensées qui se succèdent en moi ne sont pas « à moi ». Aucune pensée, aucun mot ne m’appartiendra jamais.
C’est mon opinion. 😉
Votre position me paraît très très « japonaise », pays où l’expression des opinions n’a pas la dimension hystérique qu’elle prend souvent chez nous… Évidemment, j’apprécie ce recul culturel de l’ego.
« L’opinion, c’est de la domesticité. » Gilles Deleuze
Merci pour cette opinion rhizomique et déterritorialisée… 😉
Zazen est au-delà des catégories et des opinions personnelles.
Je suis un suiveur attentif de votre blog et un humble pratiquant du Zen mais je suis troublé par cette apologie de l’absence d’opinions.
En fait même s’il est souhaitable de les mettre occasionnellement de côté toutes nos vies ne sont qu’opinions, il me semble. Et elles déterminent nos relations, nos métiers, nos votes, nos adhésions, nos aversions, nos humeurs.
La contraction des billets oblige à une certaine exagération, aux propos lapidaires. Ce que j’ai voulu marquer (pour ma part) est la pression sociale (peut-être en raison des flux de données auxquels nous sommes soumis en permanence et la croyance typiquement occidentale en la primauté d’un « ego ») qui nous oblige à avoir, à exprimer une opinion sur tout et n’importe quoi; cette pression (fatigante) confine parfois au harcèlement… (voir les enquêtes d’opinions où les sondés répondent, en général, n’importe quoi ce qui permet à de savants statisticiens de pontifier avec des idioties). L’absence d’opinions ou le refus d’en donner étant reçus comme des manques ou des manquements. L’aveu de n’avoir pas d’opinion (comme de pouvoir voter blanc) ou de ne pas vouloir en donner à tel ou tel, me paraît être un droit imprescriptible.
« rien ne contribue autant à la paix de l’âme que l’absence absolue d’opinion » disait Lichtenberg. Il est vrai que déjà, cela économise beaucoup d’énergie à la défendre, en vain le plus souvent d’ailleurs.