Ajaccio_PaolinihmorganlunettesOn peut avoir un faible, non pour les vies sublimes et tonnantes des icônes ou des « passants considérables », mais comme W. G. Sebald pour les vies perdues, lointaines et oubliées, obscures ou insolites. Aventures solitaires et extrêmes, infra-ordinaires ou flamboyantes, toujours uniques, qui méritent pour cela même notre attention admirative, perplexe ou effondrée. De ces mots (ou images) dressés contre l’oubli et les blessures du réel émane une très soutenable mélancolie.

« Mais comme aucun d’entre nous ne peut sereinement rester face à face avec soi-même, et comme nous devons tous avoir toujours des projets plus ou moins sensés, le fantasme qui venait de naître en moi – passer quelques dernières années sans la moindre espèce d’obligation – fut bientôt refoulé par le besoin de remplir l’après-midi d’une manière quelconque, et donc, sans savoir comment, je me retrouvai dans le hall du musée Fesch, tenant à la main un carnet, un crayon et un billet d’entrée.

(…) Mais cet après-midi-là, celui qui me sembla le plus beau de tous, c’est un tableau de Pietro Faolini, qui vécut et travailla à Lucques au XVIIe siècle. Sur un fond d’un noir intense, sauf sur le côté gauche où il passe à un brun très foncé, on voit une femme de peut-être trente ans. Elle a de grands yeux mélancoliques et porte une robe couleur de nuit, qui ne se détache pas, même par illusion, de l’obscurité qui l’entoure et qui donc est en fait invisible, mais que chaque pli, chaque drapé de l’étoffe rend présente. Elle porte un collier de perles autour du cou. Son bras droit entoure d’un geste protecteur sa petite fille, qui se tient devant elle, sur le côté, tournée vers le bord du tableau, mais présente au spectateur, dans une sorte de défi muet, un visage sérieux sur lequel on dirait que les larmes viennent de sécher. La petite fille porte une robe rouge brique, rouge est aussi la poupée d’à peine trois pouces, vêtue d’un uniforme de soldat, qu’elle nous tend, soit en mémoire de son père parti à la guerre, soit pour se défendre contre notre regard malveillant. Je suis resté longtemps devant ce double portrait, et j’y ai vu, comme je l’ai cru alors, tout l’insondable malheur de la vie. »
W. G. Sebald, « Petite excursion à Ajaccio » in Campo Santo, Acte Sud, 2009.

Illustration: Pietro Paolini, « Femme avec une petite fille », Musée Fesch d’Ajaccio.

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Patrick Corneau