Patrick Corneau

« Qu’est-ce que le moi ?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non : car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté l’aime-t-il ? Non: car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.
Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi s’il n’est ni dans le corps ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées. »
Blaise Pascal, Pensées (688 – Édition Lafuma, 323 – Édition Brunschvicg).

Nous n’atteignons jamais autrui et Pascal semble s’en attrister. L’inverse serait-il souhaitable ? De quel droit pénétrer dans le plus secret, le plus intime d’une personne au point de nous confondre avec elle ? Nous-mêmes demeurons à la lisière du plus profond de notre être que nous conjecturons seulement à partir de nos actes, de nos pensées.
L’essentiel n’est pas de savoir quelle est telle ou telle personne, mais plutôt d’être ravi à la pensée qu’elle existe si fort pour nous que les babioles de l’existence ordinaire (ses « qualités ») ne sauraient en atténuer à nos yeux l’intensité à être.
Autrui est une tentation, une menace, un mystère, pour le moins une liberté qu’il convient d’approcher avec vigilance et beaucoup de prévenance.
Et si aimer les autres, c’était en définitive simplement, profondément, les regarder ?

Illustration : Banque de France.

  1. serge says:

    Nostalgie des beaux billets de l’epoque des francs.
    Ils avaient de la gueule nos biftons, les Delacroix, les Corneilles, les Pascals.
    Quand on compare avec les euros…

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Patrick Corneau