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Un texte qui (même s’il fut écrit en 1947) fera peut-être baisser le taux d’abstention aux prochaines élections européennes…

« La grâce est chose européenne. La patrie de la grâce est l’Europe. Comme leDSC0014310 bon vin ne supporte pas la mer, la grâce ne peut émigrer aux États-Unis. Un jour, l’Europe, quand elle aura perdu sa force politique, militaire, industrielle, sera le royaume de la grâce, comme la Grèce de Périclès, vers la fin de la guerre du Péloponnèse. On oublie trop facilement que le Parthénon est l’œuvre d’une Grèce déjà à son déclin, au déclin de sa puissance matérielle. Je pense qu’à Paris, en France, on n’apprécie pas à sa juste valeur ce qui fait la véritable force de notre civilisation : la grâce. Mieux que la beauté, la grâce reste dans les mœurs. Il y a, en Italie méridionale, des peuples jadis fameux pour leur beauté, devenus laids, petits, mal faits : ils ont perdu la beauté, la grâce leur reste. C’est notre véritable beauté.
Les Français n’aiment pas qu’un étranger ait sur eux un jugement qui n’est pas le leur. Ils se défendent en disant: « Vous ne connaissez pas la France. » J’ai lu, il y a quelque temps, dans une revue française, un article sur l’Italie. On s’y étonnait que Cocteau fût très connu en Italie, bien plus que certains autres que les Français considèrent plus grands que Cocteau. C’est que Cocteau, c’est la grâce, que la France est la grâce, que ce qu’on aime dans l’esprit français ce n’est pas la force, ce n’est pas la raison, c’est la grâce. L’Europe est fatiguée de l’esprit cartésien, elle admire surtout la grâce, chez les Français. C’est dans les périodes où la France était la plus puissante, que sa grâce fleurissait. Il n’y a rien eu de plus étonnant, de plus merveilleux, que l’armée de Charles VIII marchant à travers l’Italie vers Naples.
Vous parlez de la grâce à un Français, il vous répond: « Nous avons d’autres qualités. » Bien entendu. Mais à ces qualités, l’Europe préfère la grâce française. Et par grâce j’entends chose toute morale, la conscience de sa supériorité intellectuelle, de sa force, de sa puissance, de sa liberté, de sa richesse. La grâce, c’est l’équilibre entre toutes ses forces, ses qualités. Il y a des peuples plus forts, plus riches : l’Allemagne, la Russie, l’Espagne de Charles V, l’Angleterre de Pitt. Mais cet équilibre, cette grâce, sont spécifiquement français. Et c’est pourquoi la France a un tel rayonnement à travers l’Europe. Ordre, clarté, raison, manières, bon goût: c’est la grâce. »
Journal d’un étranger à Paris (1967, posthume), Éditions Denoël, repris à La Table Ronde, coll. La petite vermillon.

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.

  1. brindamour says:

    Excellent, d’accord. Mais je ne comprends pas pourquoi cette lecture pourrait faire baisser le taux d’abstention aux européennes. Au contraire le meilleur moyen de préserver cette grâce nationale serait d’éviter de se fondre dans un régime politique
    international.

  2. Alf says:

    Au même moment entre le 22 et 29 novembre 1947 Antonin Artaud se prépare à scander son texte à la radio diffusion française : Pour en finir avec le jugement de dieu : la grâce.
    Malaparte (c’est son nom) entend-il cette émission (émission !)?
    Les chevaux du lac Ladoga sont là (encore la grâce.)

  3. Alf says:

    Un banquet d’écrivains, Le Bal au Kremlin, Curzio Malaparte

    Le même soir, je me suis rendu au banquet que m’offrait le Syndicat des écrivains communistes de Moscou. Pendant le repas, les convives me questionnaient à travers la table, et on aurait dit des juges. Moi, assis devant mon assiette et mon verre, j’étais pareil à un accusé, et mes juges me criaient, d’un bout de la table à l’autre : « Que font-ils vos écrivains, dans votre maudite Europe ? »
    je répondais : « Ils mangent l’or de Midas, ils barbotent dans la graisse capitaliste.
    – Ha ! ha ! ha ! » s’exclamaient-ils en choeur, se livrant à leur hilarité.
    « Pardonnez-nous donc, “dorogoï ” Malaparte, est-il vrai que les écrivains, en Europe, sont tous corrompus jusqu’à la moelle de leurs os ? »
    je répondais : « C’est vrai, ils sont pourris et ils puent, ces sacrés fils de nobles prostituées !
    – Ha ! ha ! ha ! » criaient-ils tous, autour de la longue table, en riant aux larmes et en me fixant de leurs yeux brûlants.
    Demian Bedny, le chef de la Ligue des Sans-Dieu, des Bezboznikis, le chef de Ligue pour la lutte contre la religion, Demian Bedny, l’ennemi de Dieu, l’auteur de l’ Evangile selon Damien, me demandait d’un bout de la table à l’autre, en protégeant de ses deux mains son ventre gros et mou : « Comment vivent les poètes en Europe ? Est-il vrai qu’on les enterre dans les prisons capitalistes ? »
    Je répondais : Quel poètes ?

    Malapartaud : facétieux mot-valise ? Certainement. Mais lisons quand même Un banquet d’écrivains ( Le Bal au Kremlin) dans son entièreté et Artaud (dans tous les sens) >avant d’aller voter.

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Patrick Corneau