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hmorganlettrine2C’était un lion qui avait un dompteur. Le lion demanda à son épouse, que peut-on faire d’un dompteur? On lui confie nos enfants répondit-elle. On ne doit pas laisser un dompteur inoccupé, surtout près d’une nursery. Un dompteur est une créature animée d’une pulsion dominatrice, son goût du pouvoir et son penchant pour la maîtrise sont immémoriaux.
– Laissons-le astiquer son fouet, c’est un homme débonnaire qui aspire à la tranquillité, dit l’épouse du lion. Lui n’était pas d’accord. Car un fait se devait d’être un fait jusqu’aux limites du possible: celui qui possède un dompteur à la maison doit à tout prix chercher à lui confier sa progéniture, de même qu’un lion ou un couple de lions qui ne possède pas de dompteur ne doit pas chercher à en avoir un à moins d’y être absolument contraint. – Dans ce cas, il ne nous reste plus qu’à lui ouvrir la nursery, dit la lionne. Alors l’ayant réconforté de quelque friandise, ils tirèrent sur la longe du dompteur et le conduisirent à la nursery.

Durant plusieurs semaines, ils furent témoin de changements étonnants. Avec les lionceaux, le dompteur était d’une efficacité exemplaire. Il fit plusieurs observations à leur sujet qui provoquèrent les rugissements amusés des lions qui, de leur côté, reconnaissaient qu’ils avaient un dompteur vraiment intelligent. – Tous les lions n’ont pas cette chance, dit le lion, car je connais nombre de lions maîtres de nombre de dompteurs stupides. C’est pourquoi ils étaient si fiers et disaient aux autres lions qu’ils fréquentaient qu’ils possédaient assurément un dompteur d’une rare intelligence. – Il a une philosophie de l’éducation, disait le lion. Un tigre du Bengale, qu’ils rencontrèrent naturellement au Bengale, leur demanda si leur dompteur aimait les tigreaux. – Il les adore, répondit la lionne. – Ça ne m’étonne pas, dit le félin.  Et c’est vrai qu’il n’avait pas l’air étonné.
Quand la lionne eut une nouvelle portée, ils la confièrent au dompteur. Occupe-t-en lui dirent-ils. Ils déposèrent les petits lionceaux à la nursery et regagnèrent leurs appartements. Pendant des jours et des jours, le dompteur fit claquer son fouet. Puis il commença à souffrir de fatigue et se mit à faire les cent pas, en cercles toujours plus étroits au milieu de la nursery. Les lions l’observaient depuis la porte et voyaient que leur dompteur perdait de ses forces chaque fois plus. Un soir il s’effondra sur le côté en haletant. – La jungle, la jungle, lui entendirent-ils dire. Alors ils refermèrent la porte et allèrent dormir. Le lendemain, ils allèrent très tôt dans la nursery pour constater que le dompteur était mort. – C’était un dompteur si habile dit la lionne. – C’est vrai, dit le lion, c’est dommage. Et ils enterrèrent le dompteur dans le jardin sous un acacia. Comme les lionceaux grandissaient, ils ne cherchèrent pas à le remplacer. – Et puis pourquoi faire, demandait la lionne, des soucis il y en a suffisamment comme ça. Et qui oserait nier qu’elle avait raison?

[Merci au magazine Le Tigre d’avoir publié ce conte dans leurs pages de mai 2014]

Illustration: Lion de Jean Louis Théodore Géricault (1791 – 1824).

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Patrick Corneau