« Je ne connaissais pas, à présent je devine le mot de ma propre charade: je suis un homme de certitudes vaines. Pas un homme de peu de foi, pas un homme de doutes, je doute peu, je suis certain plutôt et péremptoire.
Mais ces certitudes ne produisent rien, n’aboutissent à rien. C’est, je pense, que je suis souvent certain, mais jamais confiant.
Je n’ai confiance en rien: en personne, à commencer par moi. Je ne crois ni à mes moyens ni à mon destin ; même à l’amour de mes parents, je ne me suis pas fié. C’est le manque de confiance joint au manque de doutes qui fait de moi ce personnage avantageux tout ensemble et accablé, dont je suis si fatigué de subir les gonflements et les dégonflements.
Il ne me semble pas que je doute de Dieu, ni que j’en aie douté.
Mais je ne me fie pas à lui. Je suis convaincu qu’il est présent ailleurs et pour d’autres. Il l’était pour Rembrandt, et pour Giotto — et pour Abraham. Mais pour moi, dans mon espace vital, il ne l’est pas. Je mentirais si je disais que je crois en lui, comme je mentirais si je disais que je doute de lui. Je ne peux dire que: il me manque Comme je lui manque. Il est absence pour moi, comme je suis pour lui offense ; les rares instants où il m’a paru que son absence diminuait, ma présence diminuait également ; je ne le conçois présent que si je me suppose évanoui.
Comment d’ailleurs me fier à lui? Il faudrait pour cela l’aimer et croire qu’il m’aime. Or, c’est impossible. Il ne peut pas m’aimer, il aurait tort: je ne suis pas aimable. Quand on me répond: vous n’en savez rien, vous ne le connaissez, pas, on m’irrite; car je ne le connais pas mais je me connais. Sans même prendre le vocabulaire louche et poisseux de l’amour, comment imaginerais-je l’amitié entre Dieu et moi? Je n’imagine déjà pas l’amitié entre moi et Einstein.
Que d’autres le conçoivent et même le ressentent, je l’admets, il me faut bien l’admettre. Ils trouvent évident ce qui me paraît dénué de sens, comme je trouve évident ce qui leur paraît impensable. Cet abîme qui nous sépare mesure mon manque de foi.
Que le manque de foi soit le pire de tous, j’ai mis du temps à le comprendre; mais j’ai compris. Il est pire que le manque de santé, pire que le manque d’argent, que le manque de talent, que le manque de courage. C’est lui, lui seul qui m’a toujours paralysé, ankylosé du moins. Tous les obstacles contre lesquels je me suis achoppé et m’achoppe, pour les surmonter, un atome de confiance suffirait, je le sais. »
Emmanuel Berl, Sylvia, Gallimard, L’imaginaire n°320, 1994.

Il faut relire Emmanuel Berl (1892-1976), intime d’André Malraux et de Pierre Drieu La Rochelle pour la singularité de sa posture littéraire. Sylvia le plus connu de ses ouvrages, séduisant mélange d’essai et d’autobiographie, de réflexion et d’émotion (la fameuse dispute avec Proust), surprend par la noirceur de son ton ironique et désabusé, sans complaisance aucune à l’égard de soi-même. Être foncièrement à contretemps (« déplacé du fait de mes préférences »), rongé par une lucidité maladive, Emmanuel Berl nous livre à travers des observations aussi minutieuses qu’érudites une confession où la profondeur de l’analyse est définie, instruite par le ratage. Ce livre que Jean Paulhan détestait est une anomalie dans le registre de la littérature autobiographique: récit de vide plutôt que de vie, quête du néant et de l’absence de soi à soi. Dans une littérature contemporaine de l’autofiction sursaturée d’ego, ce regard autodestructeur sur soi-même est presque rafraîchissant…

Illustration: Éditions Gallimard.

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Patrick Corneau