« Il suffit de lire À la recherche pour comprendre que l’individualisme intransigeant de Proust exècre tout autant le bain de foule et quelque promiscuité sexuelle, idéologique ou esthétique qu’il soit. Souder un clan, et encore moins une communauté nationale, fut-ce autour du vice, de la musique ou du plaisir esthétique, n’est pas le but de cette cathédrale qu’est À la recherche. Il s’agit plutôt de disperser le vice et son contre-investissement en crime, dans la prolifération de singularités irréductibles : métaphores, phrases, caractères.
Dès que les clans se constituent — avis aux prousto-philes et aux esthètes! – le vice est leur ferment. Ils jouissent de déposséder leur « différent ». Ils se referment sur lui, le sadomasochisme les reprend, ils sont prêts à tout.
Proust est allé au plus profond de l’effet clanique pour en mesurer les jouissances aussi bien que les impossibilités, et le désir d’en sortir. Ne l’enfermons pas.
La vie intellectuelle, et plus encore la vie littéraire, en France aujourd’hui a hérité de ces cloisonnements dont se sont nourris La Bruyère et Proust. Elle les cultive et les pétrifie, excluant les nouveaux venus, rejetant les intrus, choyant ceux du sérail. Toujours l’étau se resserre, et la question hamlétienne française demeure: « en être ou ne pas en être? » On peut fixer un écrivain rejeté en qualifiant son style étrange de « franco-yiddish » (et Céline l’anarchiste de se faire le gardien du sanctuaire rhétorique, pour repousser Proust). À l’inverse, on peut imaginer que ce clanisme impénétrable des lettres françaises est le produit d’une intelligentsia « enjuivée », devenue allergique au français « pur » et « de souche » (de Drumont à Bernanos et Le Pen, ce spectre hante les clôtures cependant bien réelles des « milieux » littéraires ou journalistiques de l’Hexagone). Jadis source d’une identité de langage et invite à la transgression stylistique, le clanisme paraît aujourd’hui non seulement désuet, mais, pratiqué comme simple défense par des institutions sans projet esthétique et éthique, il entrave l’évolution du roman français. Dans ces conditions, le projet de Proust de dénouer le clanisme au moyen de la judéité, elle-même dépossédée d’une identité « propre », et de révéler la dynamique sadomasochiste de ces enfermements, est d’une ambition sociologique et métaphysique indépassée. Proust régionalise dangereusement la littérature qui lui succède, en la situant dans la politique (quand cette littérature aspire à l’universalité, comme chez Malraux ou Sartre), dans la religion érotique (quand elle cultive la transgression avec Bataille ou Genet) ou dans l’esthétisme (quand elle feint d’ignorer son adhésion au langage convenu, pour être mieux admise car elle en est, mais en le déniant: tels le nouveau roman ou le minimalisme postmoderne). Ni d’un côté ni de l’autre, sans cesse au-delà, Proust ne cesse de déranger tous ceux qui veulent ‘en être’. » Julia Kristeva, « La transsubstantiation selon Marcel Proust » (extrait), La Nouvelle Revue Française – D’après Proust, n°603-604, Mars 2013.
La chose est bien connue: personne n’a jamais lu Proust mais tout le monde prétend toujours se trouver en train – ou sur le point – de le « relire »…
Avant de vous atteler à ce saint rite, que vous soyez proustophile ou pas, on ne saurait que vous recommander la lecture de cette splendide livraison de la NRF à l’occasion du centenaire de la publication du premier volume de La Recherche (novembre 1913). Philippe Forest et Stéphane Audeguy ont proposé à des écrivains d’aujourd’hui, romanciers ou essayistes, conformément au vœu de l’auteur qui concevait son livre comme une sorte d’instrument d’optique à l’aide duquel chaque lecteur lirait en lui-même, de relire et de réécrire Proust à leur guise et en toute liberté, s’essayant à l’art du pastiche ou à celui du commentaire (celui de Julia Kristeva est l’un des meilleurs). Le résultat en plus d’être passionnant est une formidable incitation à une lecture-immersion dans ce foisonnant monument.
Illustration: Henry Patrick Raleigh
« Il s’agit plutôt de disperser le vice et son contre-investissement en crime, dans la prolifération de singularités irréductibles : métaphores, phrases, caractères. »
C’est fabuleux mais qu’est-ce qu’elle veut dire exactement?
Il ne manque pas un « que » à la phrase « on ne saurait recommander » ?
Oui, bien sûr! Merci pour votre vigilance. 🙂