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We need to talk about « We need to talk about Kevin »

On peut considérer We need to talk about Kevin*, film d’une rare probité intellectuelle, comme une illustration de ce qu’un critique a appelé la « conscience contrapuntique ». On désigne par-là l’expérience qu’éprouve celui qui conteste les vues dominantes, parfois à cause d’une simple différence visible mêlée d’idéologie (telle la couleur de la peau perçue comme « race »). Cependant, il n’est pas possible de discerner dans ce film une conclusion équivalente à celle que permet la structure musicale du contrepoint qui se résout habituellement à l’octave; nous entrevoyons plutôt quelque chose que cette structure laisse deviner (car la vraie leçon de tout contrepoint ne tient pas dans le fait qu’il trouve sa résolution, mais seulement qu’il en donne l’impression). Le tour de force de la réalisatrice Lynne Ramsay est d’incarner un triple contrepoint avec les voix contrastées, voire discordantes d’Eva (la mère, interprétée par la sublime Tilda Swinton), de Franklin (le père « cool ») et de Kevin (le « gentil petit garçon » sociopathe) dans un jeu éternellement renouvelé, ne pouvant que se prolonger encore et encore au-delà même de l’épilogue fatal, s’abstenant ainsi de nous imposer une « résolution » quelconque, nous laissant libre d’interpréter et de conclure à notre guise (selon notre sensibilité, notre acuité intellectuelle, la prégnance de nos préjugés, nos choix éthiques, etc.). Le fait que ce film soit passé quasi inaperçu (présenté à Cannes en 2011, il n’a reçu aucune distinction) s’explique en partie par le refus opposé par l’opinion aux « mauvaises nouvelles » – l’insoutenable dysangile du présent – tout ce qui pourrait gêner l’assoupissement général, le somnambulisme contemporain, ici les impasses, voire les apories de l’éducation – ce sac de nœuds que tous cherchent à enfouir sous les propos lénifiants de la bien-pensance progressiste et de ses « y’a qu’à » temporisateurs, souvent aussi rêveurs qu’inefficaces. Ce film dérangeant et même choquant (beaucoup de scènes mettent mal à l’aise tandis que d’autres sont troublantes par leur charge visuelle fortement symbolique) nous COLLE littéralement à la peau longtemps après la projection. Effet d’une certaine « obscurité éloquente » qui, par les interrogations qu’elle suscite (naît-on monstre ou le devient-on? Les défaillances, erreurs parentales expliquent-elles tout? Quels sont les moments déterminants où un destin s’infléchit?) pourrait servir à nous libérer de certaines questions (la plus mystérieuse étant celle de la réversibilité du bien en mal…). Bref, une œuvre extraordinairement lucide, qui aide sans réconforter, éclaire sans consoler. Une vexation dont notre incurable narcissisme pourrait ne pas se remettre car l’extralucidité (concernant notamment notre violence native, constitutive) exige toujours un prix psychotraumatique. Comme disait Glenn Gould, « un peu de savoir est quelque chose de dangereux, beaucoup de savoir est carrément désastreux ».  A voir, et revoir Da capo.

*We Need to Talk about Kevin est adapté du roman éponyme de Lionel Shriver. Écrit en 2003 (!) ce récit glaçant (terriblement prémonitoire des massacres d’élèves et de professeurs dans leurs collèges aux États-Unis) fut récompensé en 2005 du prestigieux Orange Prize.

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Illustration: bande annonce pour la sortie du film (28/09/2011).

  1. gballand says:

    Ce film m’a happée. J’ai ensuite acheté le livre, par curiosité, et je l’ai lu d’une seule traite. Le livre comble une part d’implicite sans pour autant « ligoter » le lecteur.
    Vraiment un tour de force d’adapter aussi parfaitement un tel livre.

  2. V. says:

    Votre billet est remarquable cher Monsieur du Lorgnon. Nulle part dans les critiques parues au sujet de ce film je n’ai trouvé de raisonnement aussi brillamment élaboré et écrit. Well done !

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Patrick Corneau