« Donc, un jour, vous avez vingt ans et en bonne future technicienne – ou ouvrière – du livre, vous vous retrouvez en classe préparatoire à Paris. Vous fréquentez la Bibliothèque Publique d’Information (BPI). À l’époque, en 1996, de grands escaliers mécaniques très bruyants déboulent encore en pleines salles de lecture. On entend des photocopieuses suffoquer dans tous les coins. Les scans sont plus que rares, peu de corpus est numérisé, chercher un livre dans le système informatique de la bibliothèque est le plus grand défi technologique possible. Il paraît qu’Internet existe, mais pas encore pour tout le monde. Le papier pèse, le papier bruisse, il est l’enjeu de tous. Il a un parfum délicieux de pâtisserie recherchée. L’odeur de neuf des ouvrages récents, avec leur encre piquante. Celle, plus mate et poudrée, des vieilles reliures. Un relent de moisissure, parfois – comme dans les bonnes caves. Des gens traînent un peu partout des chaises treillis de Michel Cadestin pour créer des pôles de travail — ou de bavardage — ou de drague. Plusieurs personnes qu’on appelle SDF depuis peu – laissant tomber « clochard » qui paraît pourtant presque doux à côté — passent leurs journées (la BPI ouvre de 10 à 22 heures) dans les salles. L’un d’entre eux, dans la section littérature et sciences humaines, a pour habitude de se planquer derrière une barricade de livres. On peut observer les gens qui ont besoin de certains de ces ouvrages s’approcher doucement et les prélever dans la masse sans faire de bruit, voire les remplacer par d’autres pour ne pas perturber l’équilibre. A posteriori, il convient de s’étonner — avec une joie teintée de nostalgie — que personne n’ait jamais songé à déloger des visiteurs bien peu studieux ni à remettre de l’ordre dans ce qu’il faut bien appeler un vaste bordel. Il y a des surveillants mais ils baladent leur présence discrète et n’interviennent qu’en cas de problème majeur. Je passe de longs quarts d’heure à observer ce cirque, totalement fascinée. J’ai débarqué de mon île il y a quelques mois. On n’arrête pas de faire des va-et-vient pour aller fumer le long des coursives donnant sur le parvis. En bas, schématisés par la distance, des gens prennent le soleil sur le plan incliné, se font dessiner, regardent des jongleurs d’un œil distrait, écoutent quelques mesures de mélodie folk. On envie leurs silhouettes oisives. Dans les salles, il y a très peu d’ordinateurs portables. Les regards sont plus mouvants qu’ils ne le seraient aujourd’hui, flottent sur les peaux, les pages, pas magnétisés par les écrans. »
Laure Limongi, Indociles, Editions Léo Scheer.
Joli récit des temps où la bibliothèque du centre Beaubourg (BPI) était encore un lieu fréquentable. La dernière observation est d’une grande profondeur (peut-être insoupçonnée de l’auteur lui-même) et m’a plongé dans des abîmes de réflexions. Si, effectivement, le regard que nous portons sur les autres, sur le monde était induit, façonné, formaté par LE médium prédominant d’une époque? Comme s’il y avait une écologie du « régime du regard »: la peinture pour le XIXe, la photographie pour le XXe, l’écran/les écrans pour le XXIe. Cela expliquerait l’étrange vide que nous renvoie le regard (« magnétisé » donc) des toxicos de l’écran (smartphone, tablette, portable, etc.) dans le métro, les bureaux, les amphithéâtres, les lieux publics… Mais ne sommes-nous pas tous logés à même enseigne?
Illustration: BPI, photographie de Gabriel Jaquemet/Flickr.