Christian Bobin a souvent avoué l’admiration sans bornes qu’il a pour le romancier André Dhôtel et reconnu la dette qu’il a à l’égard de cette œuvre hors modes, hors normes, remplie de mystère et de fantastique. La simplicité de Dhôtel est trompeuse: la fleur banale devient une héroïne aussi troublante que ses personnages, hommes et femmes cachant sous l’ordinaire de leur condition des trésors de noblesse ou de sagesse. Tout ce que nous appelons le réel, convoqué ici sans qu’il soit besoin de recourir aux grands mots, renvoie le lecteur, sans qu’il y prenne garde, au plus vaste de tous les mystères – celui de notre présence sous la banalité d’un ciel incompréhensible.

« Un jour, j’ai rencontré un homme qui se prome­nait le long d’une rivière bordée d’arbres sauvages et dont les abords étaient déserts. Nous avions d’abord parlé de choses indifférentes comme le font des pas­sants, et il m’apprit qu’il était receveur des postes au village, à quelques kilomètres vers l’amont. Quand je l’ai quitté, je me suis demandé dans quel but il se baladait ainsi, loin de chez lui, en un costume distingué, cravate de soie et souliers vernis. Car il avait des souliers vernis. Je revins sur mes pas, et je parvins à le suivre sans éveiller son attention. Nous étions dans une prairie à l’herbe profonde. L’homme s’arrêta bientôt vers l’extrémité d’une langue marécageuse qui s’avançait en biais au milieu de la rivière. Je m’approchai à quelques mètres. Il se tenait immobile et semblait guetter quelque chose dans l’eau. Soudain il fit volte-face, avec cette rapi­dité inouïe qu’on n’observe que chez les bêtes. Il avait tendu les bras comme pour saisir. Il s’écria aus­sitôt : « Ah! c’est vous! — Excusez-moi, lui ai-je dit. Je ne suis qu’un vagabond toujours en peine d’observer des événements singuliers. Ne m’en veuillez pas. » Il me regarda avec attention, tandis que je considérais tour à tour sa cravate et ses sou­liers. « Vous vous étonnez de mon habillement, reprit-il. À vous je peux bien l’avouer: je suis un chercheur d’anges. Il n’en existe plus guère à notre époque. »
Sans que j’aie eu besoin de lui parler de mes pré­occupations personnelles sur cette question, il m’as­sura que les anges visitaient souvent la terre, comme il me semblait raisonnable de le croire. Ils échap­paient bien sûr à tous les regards, mais à certains moments, saisis d’admiration pour les fleurs, les eaux, les paysages ou quelque pensée qu’ils devi­naient chez les hommes, ils s’arrêtaient un instant et leur corps et leurs vêtements de lumière rassemblés dans une immobilité éclatante devenaient soudain visibles et sensibles. Ils pouvaient alors se trouver à côté de vous, de préférence toutefois derrière vous, mais si près qu’il était possible de les toucher.
— Je m’en suis avisé un jour, poursuivit l’homme, un jour que je m’étais tourné brusque­ment à cause d’une guêpe qui bourdonnait dans mon dos. Alors j’ai vu l’herbe du pré, à deux pas de moi, toute blanche comme de la neige. L’espace d’un éclair, mais je n’avais pu être le jouet d’une illusion, car l’aventure se renouvela deux fois encore cette année-là, une année fertile en belles soirées.
Il m’expliqua encore que nous avons l’habitude de tourner nos regards vers les choses selon les pré­occupations du moment, et que même dans nos abandons nous ne changeons guère le rythme de notre vision, toujours un peu hantés par le souci de nommer, de désigner les objets, ou de suivre une idée.
Mais si brusquement vous rompez avec l’op­tique routinière, alors vous apercevez des réalités saisissantes qui recoupent notre monde. Il suffit que votre regard passe plus vite que d’ordinaire, ou même plus lentement, ou qu’il aille soudain de bas en haut ou en travers sans vous préoccuper de suivre les contours des arbres par exemple ou de percer leurs profondeurs. Non, n’ayez jamais un regard perçant. Dans les conditions que je vous dis, vous pouvez alors apercevoir de curieuses lumières aux formes presque humaines, parfois géantes, qui vont d’arbre en arbre ou de l’arbre au nuage ou encore descendent jusqu’au fond des eaux.
Jusqu’au fond des eaux, ai-je murmuré mal­gré moi.
L’homme avait mis les mains dans les poches de son veston, et me regardait en souriant, heureuse­ment surpris d’être écouté sans moquerie, comme s’il ne disait tout cela que pour passer le temps. J’allais le complimenter sur son heureuse façon de voir les choses, lorsqu’il sortit une main de sa poche et me la présenta avec les doigts repliés sur sa paume, de longs doigts légèrement meurtris.
Mais, me dit-il, si vous vous tournez soudain à un moment que vous-même vous refusez de pré­voir, et que vous tendiez les bras, il peut vous arri­ver comme à moi, un jour…
Il se tut et il déplia les doigts de sa main. J’aper­çus en travers de la paume une large trace creusée comme une brûlure presque à vif.
— Dieu sait, dit-il, quel être inimaginable j’ai pu toucher (il n’y a pas si longtemps) ou seulement frôler peut-être. Cette empreinte s’est marquée de façon instantanée et jamais ne s’est effacée, quoi que j’aie pu faire.

Nous sommes revenus ensemble jusqu’au village. Nous avons pris un verre au café, et nous avons parlé d’autres affaires. Les consommateurs étaient soucieux du dernier orage qui avait fait quelques dégâts, et nous nous sommes joints à la conversa­tion générale. J’ai quitté l’homme dans la soirée, quand il m’eut fait visiter son jardin, présenté sa femme et ses deux enfants, sans que nous ayons même eu l’idée de faire la moindre allusion à notre entretien précédent au bord de la rivière.
Dans les années qui suivirent j’ai rencontré deux autres hommes dont les mains étaient marquées de la même manière que celle du receveur des postes. Mais ceux-là n’ont jamais voulu m’avouer l’origine de leurs cicatrices. Ils n’ont pas non plus prétexté un accident, s’étant contentés de hausser les épaules et de dire que ce n’était rien. »
André Dhôtel, La chronique fabuleuse,  Le mercure de France, 2000.

Illustration: Andrew Wyeth

  1. Louise Blau says:

    Livres perdus, de ceux qui depuis l’enfance laissent une empreinte indélébile dans votre imaginaire : André Dhotel, le pays ou l’on arrive jamais, lu et relu plusieurs fois dans ma 9ème année, et un peu avant, un livre cartonné rouge dont j’ai perdu jusqu’au titre et au nom de l’auteur : un livre d’enfance de mon père, une histoire d’aventures dans la foret brésilienne à la recherche d’émeraudes (mato Grosso et Minas Gérais) mais on se brûle parfois les ailes et les mains à la poursuite du temps perdu, même en souliers vernis.

  2. Nuageneuf says:

    Fabuleuse lecture, avec cette impression très bizarre d’avoir déjà lu le texte dans un espace temps que je n’arrive pas à me remémorer… – Vous avez dit bizarre ?

    Merci de ce beau partage.

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Patrick Corneau