Dernièrement j’ai eu la nostalgie de vrais bons films, avec des plans-séquences bien lents, minimalistes, hypnotiques… alors je me suis offert une relecture des films d’Andreï Tarkovski. Un de mes préférés est Nostalghia (1983), fruit d’une grande maturation de la part de son auteur. Je rappelle l’argument tel que le cinéaste le présente dans son Cahier Journal: « Un poète russe, Gortchakov, est sur les traces d’un compatriote compositeur qui a séjourné en Italie au XVIIIème siècle, Maxime Beriozovski. Aidé d’une traductrice, Eugenia, il parcourt le pays, découvre la chapelle où Piero della Francesca a peint la Madone de l’Enfantement, (…) et une piscine d’eau chaude dédiée à sainte Catherine. Gortchakov rencontre là un illuminé, Domenico, qui vit reclus dans sa maison. Celui-ci cherche à sauver le monde du matérialisme où il se complaît. Avant de s’immoler par le feu, il confie à Gortchakov une dernière tâche: traverser la piscine, vidée de son eau, avec une bougie à la main. Gortchakov y parvient, mais y perd la vie. »
Dans cet opus, le discours de Domenico, le « fou », admirablement joué par Erland Josephson (1923-2012) n’a pas pris une ride, sa beauté poétique et sa force intempestive, imprécatoire nous saisissent. Ils viennent de sa lucidité visionnaire et apocalyptique (au sens de « dévoilement, révélation »):
« A l’aube recueillez ma cire fondue, et là, lisez de quoi pleurer, de quoi être fier. Comment, donnant la dernière portion de joie, mourir dans la légèreté et à l’abri d’un toit de fortune… s’allumer posthume, comme la parole?
Je ne peux vivre en même temps dans ma tête et dans mon corps. Voilà pourquoi je ne peux être une seule personne. Je suis capable de me sentir une infinité de choses à la fois. Il n’y a plus de grands Maîtres. Le chemin de notre cœur est couvert d’ombre.
Il faut écouter les voix qui semblent inutiles. Dans les cerveaux encombrés par les canalisations des égouts, par les murs, par l’asphalte, par les paperasses administratives, il faut faire entrer le bourdonnement des insectes. Il faut emplir nos yeux et nos oreilles de choses qui soient le début d’un grand rêve. Quelqu’un doit crier »nous bâtirons des pyramides », peu importe si nous les bâtissons ou pas.
Il faut nourrir le désir et étirer notre âme dans tous les sens comme un linceul infini. Que le monde aille de l’avant. Il faut mêler ceux que l’Institution prétend être normaux avec les prétendus malades. Oui, vous, sains d’esprits, que signifie votre normalité en face du salut? Tous les yeux de l’humanité sont tournés vers l’abîme. La liberté ne nous sert à rien si vous n’avez pas le courage de nous regarder en face; de manger, de boire, de dormir avec nous. Les soi-disant »normaux » ont mené le monde au bord de la catastrophe.
Homme, écoute! En toi, eau, feu et cendre. Les os dans la cendre. Les os et la cendre.
Où suis-je quand je ne suis pas dans la réalité? Ni dans mon imagination? Un fait nouveau… qu’il y ait du soleil la nuit et qu’il neige au mois d’août. Les grandes choses finissent, ce sont les petites qui durent. La société doit s’unir à nouveau. Pas aussi morcelée. Quand on observe la nature, on comprend que la vie est simple. Il faut retourner aux fondements essentiels de la vie, sans salir l’eau. Dans quel monde vivons-nous, si un fou doit vous dire que vous devriez avoir honte!
Oh mère… Oh mère… L’air est cette chose légère qui flotte autour de la tête et devient plus clair quand on rit. »
Illustration: photographie de Erland Josephson (http://www.starscolor.com)