U

Un antipathique enchanteur désenchanté

Bernard Frank (1929-2006) fut un grand paresseux, touche-à-tout talentueux, tour à tour, et en même temps, romancier, chroniqueur (L’Express, Le Matin, Le Monde, Le Nouvel Observateur), polémiste et journaliste-gastronome, mais surtout, il fut une figure de notre temps nanti d’une intelligence redoutable au sens que Malraux lui donnait de « destruction de la comédie ». Martine de Rabaudy lui a consacré un petit livre* plein de charme qui essaie de cerner la personnalité compliquée, brillante, de ce misanthrope à la fois agaçant et attachant. Ce dilettante éclairé, inséparable ami de Françoise Sagan, laisse une œuvre inimitable de mémorialiste (Un siècle débordé, Solde) où perce son amour fou de la littérature et des femmes, « dans cet ordre », comme il aimait à le préciser, et où il assume avec une grâce égale à son ironie cette contradiction de la peur de mourir et de l’angoisse de vivre.

« Un jour, Claudine, sa femme, lui demanda pourquoi il redoutait tant de mourir: ‘Parce que je ne pourrai plus lire’, lui répondit-il avec effroi. Lire, c’était la vie pour de vrai, comme on disait enfant. Si vrai qu’après avoir lu tant de fois le mémorable déjeuner entre Vronski et Levine dans Anna Karénine, Bernard soutenait que les meilleures bêlons de chez Prunier ne vaudraient jamais celles de Tolstoï… Ainsi, Jacques Laurent, son hussard d’élection, profé­rait, lui, que c’était chez Alexandre Dumas qu’il avait mangé ses meilleures omelettes au lard, et Proust racontait: « Oscar Wilde, à qui la vie devait hélas apprendre plus tard qu’il est de plus poignantes douleurs que celles que nous donnent les livres, disait dans sa première époque: ‘Le plus grand chagrin de ma vie? La mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et misères des courtisanes.' » J’avais en mémoire une nouvelle de Tennessee Williams, Something by Tolstoï, illustration de la domination de la fiction sur la réalité. Jacob Brodsky, libraire à New York, effondré par l’abandon de sa jeune femme, Lila, pour survivre se jetait dans la lecture comme on se jetait dans l’alcool ou la drogue. Des années plus tard, il voyait entrer une femme dans sa boutique qui lui racontait une histoire. La leur. Jacob écou­tait, sans réaction, alors la femme insistait: ‘Tu t’en souviens, tu dois t’en souvenir?’ Après un instant de réflexion, Jacob se dirigeait vers un des rayonnages et murmurait: ‘Je crois que j’ai lu ça quelque part. Dans Tolstoï, je pense…’ Cette emprise de la littérature sur la vie réelle, Bernard la ressentait : ‘On n’en guérit jamais. Et pourquoi chercherait-on à en guérir? C’est une passion douce, jusqu’à la folie.' » *Une saison avec Bernard Frank, portrait, Flammarion, 2010.

Quelques « fusées » frankiennes  recueillies dans l’ouvrage de Martine de Rabaudy:
« Une lecture qui m’amuse me paraît presque toujours plus passionnante que ce que je vais écrire. »

« (…), je ne lis jamais aussi peu et aussi mal que quand je suis mandaté pour le faire… Si l’on voulait vraiment être un bon critique littéraire, il faudrait être tout le temps en vacances, ne lire que pour son plaisir et ne parler de ses lectures que le moins possible. Autrement dit les protéger, et avant tout de son propre commentaire. Ce qui nuit à la lecture, c’est de savoir qu’elle n’est pas innocente, que l’on va devoir en parler. Les idées qui vous vien­draient naturellement, qui viennent à tout lec­teur qui n’est pas critique, s’évanouissent dès qu’on les attend en professionnel. »

« Ah, vivre un mois avec Bossuet. Relire ses Oraisons. Voilà un écrivain. Un grand. Pas un geignard, un mal foutu, un sang de navet. »
« Ma vraie nature, c’est l’étude des grands écrivains morts… Le contemporain est en cri­tique le sujet le plus aride, le plus ingrat qui soit. Je ne vous en conseille pas la culture. »
« Le nombre de bons livres qui ont été écrits depuis des siècles et qui n’ont pas été lus ou de manière négligente par des gens qui achètent des crottes modernes parce que cela vient de paraître. Si j’étais Gauleiter de l’édition, je vous jure qu’on n’entendrait plus les critiques se plaindre d’être surmenés. »

Illustration: photographie de Gérard Rondeau.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau