Tout blogueur se reconnaîtra…

« Au moment où il va écrire, au moment où il va parler, l’homme intelligent est pris d’inquiétude. Il est saisi de ce que Mallarmé appelait ‘le vertige de la page blanche’. Toutes sortes de possibilités s’offrent à lui, et à mesure que sa réflexion s’approfondit et que ses connaissances s’étendent, il découvre des domaines que personne avant lui n’avait soupçonnés. Parlera-t-il de ceci ou de cela, écrira-t-il sur tel ou tel sujet? Pourquoi celui-ci plutôt que celui-là? Tous ne sont-ils pas également bons? Ainsi l’explorateur hésite entre le passage par mer et le passage par terre, par montagne ou par vallée, l’hiver ou l’été. Il y a d’excellentes raisons à faire valoir pour et contre.

Revenant à moi-même qui suis professeur, choisirai-je de traiter un lieu commun? Mais je trahirai ma fonction qui est d’enseigner quelque chose et par conséquent de dire du nouveau. Encore ce quelque chose pourra-t-il être accessible à tous? Mais s’il est accessible à tous, il risque d’être sans intérêt. Alors l’écrivain ou l’orateur doit prendre un thème précieux et rare? Ce thème ne le fera pas plus approcher d’une vérité que l’autre, et la littérature de chapelle n’a pas une valeur plus grande que celle des journaux (du moins à priori). Fera-t-il l’historique d’une question? Mais n’est-ce pas là même éviter de répondre à cette question? Et s’il traite une question, celle-ci ne l’entraînera-t-elle pas vers d’autres questions? Encore une fois, pourquoi un thème plutôt qu’un autre? Traitera-t-on un sujet de circonstance? Nous nous éloignons des vérités éternelles. Parlera-t-on des vérités éternelles? Elles ne nous sont connues que par des apparences quotidiennes et nous sommes incapables de discerner ce qui dure de ce qui passe. Une fois le sujet choisi, restera le problème de la forme comment l’exposer? Et ceci nous conduit à de nouvelles incertitudes. On comprend le vertige de Mallarmé devant la page blanche. » Jean Grenier, Entretiens sur le bon usage de la liberté, Gallimard, 1948.

  1. Cédric says:

    Eh bien, selon cette définition, je ne suis pas un homme intelligent, car je n’ai aucune de ces inquiétudes !

    Et je ne suis pas « un blogueur » car il est écrit « tout blogueur se reconnaîtra » ! 😉

    Parler pour les autres, c’est jamais parler pour tout le monde ! 😉

  2. lignesbleues says:

    vertige, oui, mais il y a toutes sortes de parades, par exemple, pour certains, le triple paravent les jours de doute : un texte, une intervention minimaliste de sa propre main : limitée à quatre mots, lesquels renvoient la balle à l’ensemble de la « communauté dans laquelle on s’inscrit » (:-)), pour d’autres attendre quelques jours, ou tout autre expédient, chacun ses recettes pour tenter d’échapper au doute, mais qu’importe, le plus important, c’est d’écrire si ça répond à un désir, un besoin, une nécessité ?

    1. roma says:

      « Parlera-t-on des vérités éternelles? Elles ne nous sont connues que par des apparences quotidiennes et nous sommes incapables de discerner ce qui dure de ce qui passe » cela aurait suffit, incipit pour se mettre à écrire. écrire c’est apprendre à barrer.
      « mais il y a toutes sortes de parades, par exemple, pour certains, le triple paravent les jours de doute : un texte, une intervention minimaliste de sa propre main : limitée à quatre mots, lesquels renvoient la balle à l’ensemble de la « communauté dans laquelle on s’inscrit ». je m’y reconnais, en casse gueule sur un fil.  » de sa propre main », prodige d’avoir une main si proche du film en train de tourner, caméra embarquée, matérialité langagière humée, et rencontrer la main de Wittgenstein, Paul Wittgenstein, après la perte de son bras droit, ses pièces pour main gauche seule, Ludwig in Recherches philosophiques, op. cit., § 12, p. 33:« C’est comme lorsque nous regardons le tableau de bord d’une locomotive. Il s’y trouve des manettes qui se ressemblent toutes plus ou moins. (Ce qui est compréhensible, puisqu’elles doivent toutes pouvoir être actionnées à la main.) Mais l’une est la commande d’une manivelle que l’on peut faire tourner de façon continue (elle règle l’ouverture d’une soupape), une autre celle d’un interrupteur qui n’a que deux positions – marche ou arrêt -, une troisième est la commande d’un frein – plus on la tire, plus elle freine -, une quatrième celle d’une pompe – elle ne fonctionne que quand on la fait aller et venir »

  3. k.role says:

    perso, j’envoie une note à chaque fois que quelque chose me turlupine… ça mijote un moment et puis zou ! faut que ça sorte, d’une manière ou d’une autre…. pas toujours une écriture personnelle, une citation fait souvent l’affaire. En bref, je ne m’inquiète pas de la page blanche mais plutôt de la page noircie qui s’avère être une sorte de symptôme… Je vois mal qui ça peut intéresser… mais c’est pas grave. « c’est pas parce qu’on a rien à dire qu’il faut fermer sa g… »

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Patrick Corneau