Voici le préambule qui sert à Eric Chevillard pour anéantir Les solidarités mystérieuses, le nouveau roman* de Pascal Quignard: « La littérature considérée comme un art du non-dit, du sous-entendu ou de l’ellipse, comme une variation autour du silence à peine plus croustillante que son thème, me laisse toujours assez perplexe. (…) Le roman tout en non-dits, en sous-entendus et en ellipses se dérobe à l’appréhension, nous en tournons les pages sans progresser, c’est vouloir écarter la brume avec la main (…) C’est une littérature de silhouettes et de chuchotements, expurgée, lointaine, inaccessible. Tout reste à faire. Le lecteur bien disposé se videra de la moitié de son sang pour donner vie aux ectoplasmes qui lentement s’y meuvent… »

J’ai lu ce livre fait de cristal (« Le lecteur voit ses genoux à travers » dit méchamment Chevillard). Or c’est précisément cette matière que j’aime chez quelques écrivains rares parmi lesquels figurent, bien sûr, Pascal Quignard, mais aussi quelques grands aînés comme Paul Morand,  Jacques Chardonnes, Emmanuel Berl, Marcel Arland, André Dhôtel, Jean Paulhan… et de moins connus comme Jean Grenier que sa « discrétion » a indûment laissé dans l’ombre. Certes, nombre de lecteurs ont été déconcertés par un langage qui procède par litote, allusion, understatement, et tout entier d’une merveilleuse transparence qui, paradoxalement, ne se livre pas. Son écriture décontenance parce que la clarté de l’usage peut, par ses reflets, cacher la profondeur de ce qu’elle exprime. Comme l’avait fait remarquer Albert Camus dans l’hommage qu’il rendit à son ancien professeur en préfaçant une nouvelle édition des Iles en 1958, dans ce livre, « rien n’est vraiment dit », « il (Jean Grenier) nous parle d’expériences simples et familières dans une langue sans apprêt apparent. Puis, il nous laisse traduire, chacun à notre convenance. A ces conditions seulement, l’art est un don, qui n’oblige pas ». C’est un fait, Pascal Quignard comme Jean Grenier n’exigent rien de nous, ils nous invitent plutôt à une lecture complice, dans une tension herméneutique à la hauteur de leur voix à demi chuchotée, parole d’entre-deux, haletante, suspendue, anxieuse d’en trop dire, de trop se livrer, mais dans le même temps, soucieuse d’atteindre la zone du « juste assez », suggérant plus que proférant, essentiellement honnête, craignant de trahir sa fêlure, et ne se laissant faire et défaire, ne s’abandonnant qu’au contact, si j’ose avancer cette incongruité, d’un vide, d’une absence, d’un émerveillement.

Il est arrivé à Jean Grenier de s’expliquer sur ce que pourrait être son « art poétique » et je suis sûr que Pascal Quignard le ferait volontiers sien: « Bien différente de la littérature des mots d’ordre est cette littérature des mots de passe qui sont changés chaque jour et qui ont plutôt pour but d’écarter les indiscrets que de rassembler les fidèles ». Ainsi l’écriture, selon Jean Grenier, n’est-elle pas faite pour diffuser un savoir mais pour garder un secret: « Cacher pour montrer, tel peut être le but de l’écrivain ». D’où sa réticence à l’égard d’une notoriété trop facilement acquise: ne déclarait-il pas à Etiemble à propos du plaisir que lui apportait la publication d’un de ses livres: « Mais sitôt qu’on est lu par plus de mille personnes, c’est mauvais signe. »

Comme disait Gaston Bachelard, « Ce n’est pas en pleine lumière, c’est au bord de l’ombre que le rayon, en se diffractant, nous confie ses secrets. » Art caché, art secret – on est loin, très loin des « produits éditoriaux » de la FNAC et des bateleurs de rentrée littéraire (Nothomb, Franzen… liste Ad libitum).

* Gallimard, octobre 2011, texte par ailleurs défendu avec probité, sensibilité par Nathalie Crom (Télérama n°3221).

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique

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  1. Cédric says:

    L’objet en haut de l’image m’intrigue, j’ai cette impression absurde qu’il me sourit ; sans même savoir ce que c’est…..un sablier ? ( on essaie de me dire quelque chose mais c’est brumeux 😉 )

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Patrick Corneau