J’aime les moralistes intempestifs. Piergiorgio Bellocchio en est un. Et de la meilleure trempe: de ceux dont l’acuité du regard leur fait déceler dans la banalité la plus évidente, et donc la plus invisible, les symptômes des catastrophes en cours. En gros, toutes ces choses véridiques et authentiques, ces beautés simples dont l’époque nous oblige à prendre congé et que le moraliste-poète rappelle aux hommes, avec tendresse et affliction, avant qu’elles ne s’éteignent. La « méfiance inguérissable et désabusée » de Bellocchio peut prendre les couleurs de la nostalgie, ce qu’on a pas manqué de lui reprocher, mais c’est sans doute la seule boussole, si imparfaite, soit-elle, capable d’orienter l’individu dans les temps présents.
Le texte que voici ne plaira pas à tous les « zéros satisfaits » que nous sommes…
« Violon d’Ingres – Mon antipathie envers la culture officielle et les spécialistes devrait m’inciter à considérer sans préjugé défavorable les gens qui ont la poésie pour violon d’Ingres ou les peintres du dimanche. S’il est vrai que leurs œuvres sont généralement pires que la production professionnelle (mais à peine), en contrepartie ils sont eux-mêmes beaucoup moins encombrants. J’ai toujours pensé que l’art, la littérature, la philosophie, etc., ne devraient pas constituer la principale source de revenus de ceux qui les pratiquent. Il serait souhaitable que celle-ci dépendît plutôt d’un travail socialement utile, éventuellement accompli à temps partiel. Cela aurait pour effet de « normaliser » un peu ces personnages, de contenir leur narcissisme dans des limites plus tolérables, et surtout cela diminuerait sensiblement la production obligée et la diffusion d’œuvres inutiles.
Spinoza et Rousseau, qui avaient à cœur l’indépendance de leur pensée, continuèrent à polir des lentilles et à copier de la musique, même lorsqu’ils auraient pu jouer les intellectuels à plein temps. Tolstoï, qui n’en avait nul besoin, consacrait une partie de son temps à effectuer des travaux agricoles et à fabriquer des bottes. Conrad navigua pendant vingt ans, d’abord comme simple mousse, et finit par devenir capitaine. Lawrence d’Arabie avait été archéologue et agent secret, puis, au sommet de sa popularité, s’enrôla sous un faux nom dans l’armée, où il servit pendant une décennie, jusqu’à sa mort. Kafka, qui n’aimait pas son emploi dans les assurances tout en l’exerçant avec le plus grand scrupule, n’accepta jamais d’être considéré comme un écrivain de profession ; il aurait voulu être bûcheron, paysan, jardinier. « Il n’y a rien de plus beau qu’un métier pur, tangible, d’intérêt général », dit-il un jour à Janouch: « Le travail intellectuel arrache l’homme à la communauté, tandis que le travail manuel le rapproche des autres hommes. » Peut-être Wittgenstein ne fut-il pas un maître d’école idéal et Simone Weil ne pouvait-elle pas être une habile ouvrière, mais leur sincérité ne fait aucun doute. Hopkins, Gotthelf et Milani furent avant tout ministres du culte et éducateurs. Gadda travailla comme ingénieur pendant de nombreuses années. Céline, Benn, W. C. Williams ne cessèrent jamais d’exercer la profession médicale, Primo Levi celle de chimiste… Mais pour certains de ces intellectuels, le deuxième travail était en réalité le premier, alors qu’il était pour d’autres le résultat d’un choix. Si cette situation était rendue obligatoire, des problèmes d’un autre genre surgiraient: qui voudrait être soigné par un médecin-musicien? Qui se fierait aux calculs de l’ingénieur-poète? Feriez-vous réparer votre installation par l’électricien-dramaturge ? Il ne resterait plus qu’à leur réserver les travaux les plus élémentaires.
Quant aux artistes et écrivains amateurs, tous ceux que j’ai connus, ou presque, ne peignaient pas seulement d’horribles tableaux, n’écrivaient pas seulement d’affreuses poésies, etc. (ce qui en soi n’est pas très grave), mais laissaient malheureusement aussi à désirer dans le travail qui les faisait vivre: mauvais médecins, professeurs ignares, artisans maladroits, juges apathiques, avocats ineptes, fonctionnaires et employés négligents et assez souvent corrompus. Le fait de taquiner les Muses servait à la plupart d’entre eux d’excuse pour se sentir supérieurs à leur devoir. Engeance loin d’être innocente et inoffensive, tout aussi dévorée par la vanité que les artistes et écrivains de métier. Il ne suffit pas de ne pas être professionnel; il faudrait aussi être anonyme. » Piergiorgio Bellocchio, in Nous sommes des zéros satisfaits, traduit de l’italien par Jean-Marc Mandosio, éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2011.
Illustrations: photographie de P. Bellocchio ©cittàcomune et « Mon Violon d’Ingres » de pa design
Et si c’était simplement le fait que l’Homme « » »Intelligent » » » (triple guillemets, vous l’aurez noté), exerce sa méticulosité dans tous les domaines qu’il touche.
Et pan. Mais, et les dilettantes Monsieur Lorgnon ?
Le dilettante ou l’artiste dilettante est une catégorie à part: il ne répugne pas tant à l’idée d’avoir à produire, qu’à la compromettante situation d’avoir à répondre à une demande, d’être un fournisseur. Ainsi Duchamp: « Je me porte très bien sans avoir produit quoi que ce soit depuis longtemps. Je ne donne pas à l’artiste cette espèce de rôle social où il serait tenu de faire quelque chose, où il se doit au public. » Dans une société suractive, obsédée par le « faire », le dilettante n’a pas de visibilité… 🙂
Tous des zéros ? il n’y a pas des plus ou moins zéro ? des zéros et demi par exemple ?
Oui, tous des zéros mais peut-être + ou – satisfaits!?
😉
Ce texte est bien écrit, naturellement, mais il a aussi un fort goût de « les anciens étaient mieux que nous, nous ne sommes que des tâcherons face à eux » et naturellement « c’était mieux avant »…
Depuis que le monde est monde, le vrai artiste est rare et le faux est légion, parce que dans la troupe des faux il y a ceux qui sont presque de vrais artistes, ceux à qui il a manqué la force de travail, la découverte, le temps, ceux qui ont ait fausse route, ceux qui ont trop douté ou pas assez, les médiocres, les lamentables, etc etc..
Alors mon cher lorgnon, avez vous porté le regard sur In Partibus ?
et sur Racbouni aussi peut être
bien à vous !!
Dans ce livre par l’intermédiaire de Filippo La Porta, cité par Jean-Marc Mandosio celui-ci réponds aussi à votre préoccupation
« La nostalgie de l’individu est peut-être la seule boussole, si minuscule soit-elle, capable de nous orienter dans le présent. »