L’ennui des femmes.  « Penser sans rien qui pense en nous, mais avec la fatigue de penser; sentir sans rien qui sente en nous, mais avec l’anxiété de sentir; ne pas vouloir sans rien qui refuse en nous de vouloir, mais avec la nausée de vouloir », selon Pessoa. N’est-ce pas précisément ce qui est (dé)peint ici et que pointe avec une attention toute poétique le beau commentaire de Cristina Campo:

« Désolation sans nom d’un tableau: Les Courti­sanes de Carpaccio. D’où vient-il? Encore une œuvre parfaite obtenue par présences contraires… Sur la gracieuse terrasse, comme dans un blason, toute forme de beauté se trouve recueillie: les fleurs, les chiots, les paons au précieux plumage, les tourterelles blanches, les grenades aux ruti­lances de rubis. L’air est si calme, avec des accents de bronze dans la profonde épaisseur du bleu. C’est l’heure immobile, intensément belle, que l’on voudrait arrêter. Mais « A quoi bon? » semblent crier en silence les deux regards fixes, dont la douceur se perd dans le vague, les deux profils purs et vides, semblables comme deux choses peuvent l’être, deux minéraux dans un traité, deux plantes aquatiques: robustes et prison­nières.

Homère ne procède pas autrement, lui qui énu­mère toutes les joies de la vie – jusqu’à ce bain chaud préparé par des mains aimées – lorsqu’il veut nous frapper de terreur avec la mort d’Hec­tor.

Mais dans le visage des Courtisanes, il n’y a pas de jeune mort, pas de plainte amoureuse. Elles ne sont que la « profonde histoire d’un vide », de l’horreur ouatée par une vie oisive, égrugée par l’ennui, l’horreur de la beauté inutile, plus vide qu’un coquillage vide. « Monstres dans la détresse »: ainsi les nomma un gentilhomme de leur temps. Et c’est ce que Carpaccio dit en silence: par énumérations, répétitions, en plaçant dans un coin, là où personne ne le voit, un chien atroce et désespéré dont les crocs s’acharnent sur un bout de bois. » Cristina Campo, « Le parc aux cerfs » in Les Impardonnables, L’Arpenteur – Gallimard, 1992.

Illustration: Les Courtisanes ou Deux Vénitiennes (tableau mutilé, dont il manque la partie gauche), V. Carpaccio Vittore Carpaccio, Les Courtisanes (ou Deux Vénitiennes). Vers 1495. Museo civico Correr, Venise.

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Patrick Corneau