Dans un entretien (« Le rôle de l’art? Produire du discernement! ») pour L’Oeil (n°633/Mars 2011) le philosophe Bernard Stiegler déclare: « Nous sommes engagés dans un processus de prolétarisation généralisée. Au début de la révolution industrielle, Adam Smith puis Karl Marx ont mis en évidence la désindividuation qui résulte de la perte de savoir-faire des ouvriers lorsque, étant asservis aux machines qui reproduisent et remplacent désormais leurs gestes, ils n’œuvrent plus. À partir du XXe siècle, avec Ford et le « mode de vie américain », l’innovation associée au marketing organise une obsolescence chronique où il ne s’agit plus seulement de mettre au point de nouveaux produits, mais de faire adopter de nouveaux comportements par l’intermédiaire des industries culturelles: dans ce consumérisme, le consommateur perd son savoir-vivre, la télévision captant son attention pour en faire du « temps de cerveau disponible » qui le rend en réalité indisponible aux autres, au monde et aux œuvres qu’il regarde comme des produits: la captation de son attention détruit cette attention, le détourne des objets de son désir, et transforme ce désir lui-même en addiction. »
Pour mieux faire sentir la courbe descendante, voici ce qu’un cerveau disponible pas encore « nettoyé » par les chaînes commerciales ni « essoré » par l’audimat pouvait voir à la télévision en 1978 (il y a 33 ans!) en termes de « divertissements »:
Illustration: Archives INA/Emission « La Grande Librairie » – France 5
on n’ose même plus cliquer : dailyM, youT, Gggl, etc. se souviennent de TOUT, et vous construisent une sacrée liste d' »amis » la prochaine fois nous allons trouver JacquesC et HerbertvonK. C’est ça aussi le « divertissement »
La scolarisation et l’universitarisation massive de la population française n’a pas entraîné d’engouement significatif pour l’Art dans ses formes les plus anciennes et sophistiqués : opéra, musique classique, poésie, littérature, théâtre, etc.
Un tiers des français ne lisent jamais. Même pas un livre. Les livres qui se vendent à échelle de masses sont des manuels de bricolage, de cuisine, d’informatique, etc ou des polars et romans d’amour torchés et calibrés pour être vendus. Je le répète encore : les lecteurs de littérature, les mélomanes passionnés d’opéras sont une denrée vraiment rare.
Ceci dit, d’un autre côté, jamais le cinéma n’a été si populaire, jamais la musique pop mondialisée n’a été aussi diffusée. Ces formes sont parfaitement adaptées à nos temps puisqu’elles demandent du spectateur une attention apathique, passive et peu contraignante. Aujourd’hui, pour attirer l’attention du public sur un problème social, écologique, économique, il faut faire un film, et non un livre (ex : Michael Moore, Al Gore, etc),.
Je fais la prédiction que d’ici quelques décennies, la majorité des français trouveront insupportable tout récit qui ne se présentera pas sous forme de vidéo ou d’images. Lire un roman sera considéré comme une corvée de fous, quant à la poésie n’en parlons pas, un supplice…
Et dans un mouvement cyclique incroyable, nous serons revenus à l’époque médiévale où la foule paysanne illettrée avait accès à l’art et à la religion par l’Image (le tableau, le vitrail, le dessin, l’icône) pendant qu’une petite minorité intellectuelle s’occupait de l’écrit et de la lecture. Ceci à une époque ou acheter un livre coûte autant voire moins cher que se payer un snickers au distributeur. Bravo à l’homme.