afrey.1289929402.jpghmorganlettrine2.1289929453.jpgJe viens de lire American Express de James Salter dont Un sport et un passe-temps m’avait beaucoup impressionné il y a quelques années ainsi que Un bonheur parfait, vrai chef-d’oeuvre. Ce recueil de nouvelles m’a paru plutôt inégal, la fameuse phrase courte, le style « sec » du maître ne suffisant pas à faire de ces variations mélancoliques sur le passage, sur les ravages intimes que subit toute vie, des tableaux toujours convaincants. Excepté peut-être les deux nouvelles où il met en scènes deux écrivains – Salter est là au plus près, au plus juste de ce qu’il est. Restent quelques portraits de femmes vraiment saisissants dans l’art de rassembler en quelques paragraphes une vie avec son poids de non-dits, d’échecs, de déceptions, de trahisons, bref une vérité existentielle.

« Ils retournèrent à l’hôtel de Nadine à cette heure unique, cette heure mourante qui termine le jour. Au bord du fleuve, les arbres étaient noirs comme la pierre. À l’opéra, on donnait Wozzeck, puis La Flûte enchantée. Dans les magasins de gravures, on vendait des cartes de la ville et des dessins du célèbre pont tel qu’il était à l’époque napoléo­nienne. Les banques regorgeaient de pièces nouvel­lement frappées. La jeune femme était étrangement silencieuse. Ils ne s’arrêtèrent qu’une fois, devant un restaurant où il y avait un aquarium: on y voyait de belles truites tachetées plus grandes qu’une chaussure qui évoluaient paresseusement dans l’eau verte, en remuant la bouche avec lenteur. Le visage de Nadine se reflétait dans le verre comme celui d’une femme indifférente, solitaire, dans la vitre d’un train. Sa beauté ne s’adressait à personne. On aurait dit qu’elle ne voyait pas son compagnon, elle était perdue dans ses pensées. Puis avec froi­deur, sans qu’elle prononçât un mot, elle plongea son regard dans le sien. A cet instant, il comprit qu’il ferait n’importe quoi pour la conquérir. »
« La destruction du Goetheanum »,
American Express, James Salter.

« La petite publicité lumineuse brillait très fort dans la grisaille; de l’autre côté de la rue, on voyait le cimetière, et la voiture de marque étrangère, tou­jours très propre, qu’elle avait garée près de la porte, dans le mauvais sens. Elle faisait toujours ça. C’était une femme qui avait un certain style de vie. Elle savait donner des dîners, s’occuper des chiens, entrer dans un restaurant. Elle avait sa façon de répondre à des invitations, de s’habiller, d’être elle-même. D’incomparables habitudes, pourrait-on dire. C’était une femme qui avait lu, joué au golf, assisté à des mariages, qui avait de jolies jambes, qui avait connu des épreuves. C’était une belle femme dont personne ne voulait plus. »
« Crépuscule », American Express, James Salter.

Et puis dans une autre nouvelle (« Le cinéma »), cette phrase:
« Les très beaux visages ne s’expliquent pas. »

Illustration: photographie d’Aurélia Frey

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Patrick Corneau