ferli1.1278778239.jpgbeach4.1278780257.JPGCe texte, disons-le, magnifique, d’Alberto Savinio, cette figure parfaite du « Grand Amateur », a été écrit à Genêts dans la baie du Mont-Saint-Michel en août 1931*.
Rien à enlever, 80 années plus tard, à ce témoignage sur les commencements de la civilisation des loisirs.

« (…) Alors, le miracle s’accomplit. Le soleil, sentant en lui se réveiller l’antique orgueil d’Apollon, repousse à coups de coudes les mamelles torves chargées de pluie qui pendaient du ciel. L’eau scintille d’émeraudes. De frais ruisselets courent vers la rive. Le sable étincelle comme une route d’or. Et de ce sable surgissent des chapiteaux multicolores et des parasols à rayures rouges, d’où un peuple entier essaime à travers la plage sur un rythme de bacchanale. Et la créature humaine se dépouille d’un trait de cette grisaille qui est l’emblême de sa condition mortelle, et recouvre une splendeur primitive, innocente, triomphale.
Les reins ceints de maillots bariolés, les mâles s’ébattent comme des satyres en rut, ne suivant toutefois que des mouvements nerveux et cadencés, transpirant l’orgueil d’une civilisation gymnique arrivée à parfaite maturité. Serrées comme des saucisses à moitié pelées dans des maillots ultra-collants, les belles baigneuses s’avancent triomphantes à la rencontre des vagues. Des enfants très blonds au regard angélique se tabassent avec une fureur de cannibales et se mordent jusqu’au sang. Tous sont remplis de l’ardeur, de la fièvre, de l’exaltation panique que procure à l’homme habitué à porter des vêtements le contact soudain de la peau nue avec l’air, avec l’eau, avec la lumière. Puis tous ensem­ble, hommes, femmes, enfants toujours angéliques et féroces, s’offrent religieusement à l’étreinte des flots.
Mais que se passe-t-il ?… Il n’y a plus de flots. La mer s’est retirée. Et les baigneurs, même les plus maigres, les plus plats, les plus concaves, abandonnés aux délices de la « planche », se retrouvent brutalement avec le ventre au sec.
Le miracle s’est dissipé. Les sombres réfractions d’un soleil très lointain et revêche s’éteignent à l’horizon. Un vent sinistre vaporise le sable dans les yeux des bai­gneurs qui renfilent en hâte leurs culottes. Et celles qui, naguère, étaient des naïades exultantes et ne sont plus maintenant que de pauvres créatures tremblant de froid sous les peignoirs de bains sales; ceux qui quelques instants auparavant étaient des tritons joueurs et ne sont plus que de misérables fantoches courbés dans leurs habits froissés, décampent la queue entre les jambes, comme en temps de grève les rescapés d’un comité dispersé par les gendarmes.
Le ciel s’obscurcit progressivement autour du Mont Saint-Michel, et à l’endroit où tout à l’heure se dressait la pyramide sacrée et martiale, il ne reste que la lueur vacillante d’un lumignon.
Celui-ci éclaire, là-haut, la soirée d’une vieille fille anglo-saxonne, nostalgique de ballades. Dans sa petite chambre de l’hôtel Poulard, elle attend que reviennent les ombres de Montgomery et du connétable Du Gues­clin, bardées d’argent dans la clarté lunaire, face à une mer de légende, et que, dans l’embrasure d’une ogive, elles se remettent à parler d’amour et de chevalerie.
A la fin le lumignon s’éteint lui aussi, et dans la baie du Mont-Saint-Michel, déserte, sans limites, seule demeure l’ombre de la désolation et de la mort. »

* Souvenirs, traduit de l’italien par Jean-Marie Laclavetine, Fayard, 1986.

Merci à Nathalie Chassériau pour son billet de présentation de l’oeuvre d’Alberto Savinio.

Illustration: photographie de JerryD’s/Flickr

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Patrick Corneau