renemaltete1.1204130927.jpgAppelons-le Gérard. Regardez Gérard marcher dans la rue. Il semble comme frappé par le tonnerre. Peut-être vient-il de perdre son travail, ou bien a t-il gagné à une quelconque loterie, car le malheur et le bonheur quoi qu’on en pense ne sont pas toujours décelables sur un visage à ce point égaré. A moins que… Mais oui! Il vient d’obtenir les faveurs d’une dame qu’il convoitait depuis des mois. Il est donc aux anges, au septième ciel! C’est ce qui explique cette démarche vacillante. L’aimée l’a longuement fait lanterner; elle s’est appliquée à l’éconduire avec une assiduité, un entêtement, une cruauté à nulle autre pareille: il n’était pas encore temps. Elle n’était pas sûre d’elle-même, il était urgent d’attendre. Le pauvre Gérard se consumait. Ses nuits étaient hantés de rêves inavouables. Ses journées avaient pris la forme d’un fiévreux enfer. En somme, l’aimée faisait la compliquée, le laissait languir, ne le voulant cueillir que lorsqu’il serait mûr à point, et pensant avec un sûr instinct que l’état d’excitation de son soupirant augmenterait avec l’esquive de ses charmes à elle. « Et le désir s’accroit quand l’effet se recule » a dit le grand Corneille. Voilà notre Gérard, lui qui n’est pourtant pas n’importe qui, cet universitaire brillant, cet homme de haute culture aux lectures innombrables, le voilà sortant de chez elle, ébloui, aveuglé, marchant dans la rue parmi les déjections canines comme sur les nuages de l’empyrée. Gérard est désarmé, pour quelques instants, quelques semaines ou quelques mois. Parce qu’il vient de faire sa petite affaire dans une dame, et qu’il s’étonne de ce prodige. Que l’inguérissable nostalgie pour cette chose appelée « amour » ait pu être entérinée par la quasi-totalité des littérateurs et philosophes lui semble une vraie folie… Une ruse de l’espèce pour assurer sa propre survie? Il juge ce Schopenhauer un grossier imbécile! Gérard qui a la tête farcie de fantômes littéraires aime à gonfler les baudruches de l’amour romantique… Mais bientôt les hordes d’hormones sauvages qui bataillaient ferme sous la protubérance et avaient réveillé son démon de midi iront vaquer dans les profondeurs de l’organique… Dans une buée de mélancolie Gérard se convaincra de l’inanité de cette passade et laissera tomber l’aimée (peut-être conclura-t-elle la première?): leurs vies redeviendront grises et minuscules.
Oubliée, la pierre du désir patientera au fond du puits.

Je ne vous dirai pas ce que Gérard faisait le dimanche 6 mai 2007.

Illustration: photographie de René Maltête

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Patrick Corneau