Dans son Journal, Thomas Mann, à la date du 28 juillet 1920, note qu’Annette Kolb pendant le dîner lui « a dit beaucoup de bien d’un romancier français qui s’appelle Proust ou quelque chose comme ça. L’ai raccompagnée au tramway ». C’est tout, rien de plus. Un an plus tard, il écrit: « Pour le thé, Ludwig Hardt qui m’a lu des textes de prose d’un Pragois, Kafka, passablement étranges. » Par ailleurs, le 6 novembre 1910, Kafka rapporte dans son Journal qu’il a assisté à une conférence d’une certaine madame Ch. sur Musset. Il décrit la salle et les gens à la fin de la réunion: « Le consul Claudel, éclat de ses yeux que son large visage recueille et réfléchit; il veut continuellement partir et y parvient du reste en détail, mais pas en général: a-t-il pris congé de quelqu’un qu’une autre personne se présente derrière laquelle la première, déjà congédiée, reprend son tour. » A l’évidence il ignorait que cet homme dont il plaignait les sujétions mondaines avait déjà écrit Connaissance de l’Est et Partage de midi. C’est l’intérêt de ce passage.
Si l’ignorance ou la méconnaissance entre pairs est le fait de décalages dus au temps ou à l’espace, elle peut être la conséquence d’une incompatibilité ou l’effet d’une stratégie. Mauriac qui, depuis 1958 se plaint dans son Bloc-notes de la marée d’érotisme, se trouve un soir à la télévision face à Henry Miller. Il rencontre un honnête homme, pour une fois il n’a pas à subir Tartuffe. Miller revendique une humble et légitime volonté de bonheur dans le respect de l’autre, sans vouloir offenser qui que ce soit. Les deux vieux messieurs se saluent gentiment, ils savent qu’ils sont trop loin l’un de l’autre et qu’il est trop tard pour l’amitié, chacun s’en va donc de son côté… J’ai lu, je ne sais où, que, par hasard Proust, Joyce et Picasso se retrouvent un jour dans la librairie parisienne d’Adrienne Monnier. Elle les présente les uns aux autres, ils se saluent poliment et… ne se disent rien. Un silence qui semble porter toute l’ampleur de ce croisement en hautes eaux et qui est une manière remarquable (et vaine) de ne pas se rencontrer. Entre écrivains de grand format, on se frôle à peine – faire plus amènerait à des hommages obligés, et peut-être de familières compromissions de mauvais aloi pour l’estime de soi.
Dans ces petites comédies de la vanité lettrée, il y a presque du Sempé…
Illustration: Adrienne Monnier avec James Joyce, photographie de Gisèle Freund.
Liv Ulmann disait que lorsque Bergman et Woody Allen se sont croisés… ils ne se sont rien dit non plus.
CARREFOUR DES OMBRES
Lorsque deux ombres se croisent
Les yeux dans le regard
Savent qu’il n’y a rien à dire
Que tout est déjà dit
Comme dans une messe de Lautréamont
A quoi bon écorcher
Une fois de plus le langage
Pour lui faire racler la poussière
Et presser le jus abscons
Des vanités du commun
Qui jaugent le génie
Avec le baromètre de leur puissance
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