Patrick Corneau


Cette passante s’est échappée de mon roman… saisissez-la avant qu’elle ne disparaisse à nouveau dans la foule des Grands Boulevards.

Une jeune femme, cheveux courts, bien habillée, monte dans le bus 26 sur les Grands Boulevards. Elle se dirige vers l’arrière avec assurance, s’assoit et se plonge immédiatement dans un livre. Indifférents aux mouvements des passagers nombreux à cette heure de sortie des bureaux, comme au paysage urbain qui défile, ses yeux ne quittent pas le livre. Elle le tient d’une seule main, d’une étrange façon : le dos de la main vers soi, l’index et l’auriculaire écartant les pages, les deux autres doigts sous le dos du livre. Comme un lutrin formant le « signe des cornes » ou « cornes du diable ». Des doigts courts, aux ongles soignés, peints d’un rouge vif. Je la vois de profil et distingue un léger sourire à mesure qu’elle tourne les pages de l’autre main. Plaisir de lecture évident. Je n’arrive pas à lire le titre, pourtant en assez gros caractères dont je distingue seulement les premières lettres : LEN… J’attends qu’elle lève les yeux et rabatte la couverture momentanément. Non, toujours ce regard polarisé sur la page et ce sourire de connivence avec le texte, avec l’auteur. Comme une conversation privée avec un ami proche, un confident. Soudainement à l’annonce d’un arrêt, elle se lève d’un bond, range le livre dans son sac. J’aperçois LENOIR… en travers de la couverture et au-dessous en plus petits caractères « bonheur ». Je comprends alors ce qui suscitait cette jouissance intérieure dont émanait comme un parfum ce sourire jocondien : Du Bonheur, un voyage philosophique de Frédéric Lenoir…

Quelle déception ! Et aussi quel mystère ! Ce livre dont on dit qu’il caracole en tête des listes de best-sellers, quel pouvoir extraordinaire a-t-il donc pour parler du bonheur et le susciter AUSSI, comme par contagion ? L’efficience du texte qui semble conférer magiquement à celui qui le lit ce dont il traite me laisse rêveur. Est-ce là une preuve du charisme prêté à l’auteur ? Ou les résultats d’une campagne marketing bien menée de pop-philosophie ? Je pense à tous ces livres de sagesse qui dorment dans le silence et la poussière des bibliothèques. De quoi les rendre jaloux.

Ce bonheur transfusé comme on recharge un smartphone par induction, est-il durable ? Est-ce qu’il « tient » comme on parle de la tenue d’un parfum ? Où est-ce une caresse consumériste, un « stroke positif » qui vient effleurer votre cerveau limbique et puis s’évapore ?
La jeune femme a disparu dans le cloaque parisien avec son secret…

Me voici avec cette absence sur les bras, les visages dans le bus sont devenus ternes et ordinaires.
Ô vous qui souriiez au bonheur vous me faites penser à Baudelaire !

Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

J’ose espérer qu’il reste encore des lectrices parisiennes capables de faire monter à leurs lèvres un semblable rictus de bonheur sinon de plaisir avec… un sonnet de Charles Baudelaire.

Illustrations : Dessin de Scenocosme / La passante par Garrod.

Prochain billet le 25 novembre.

  1. Jean-Pierre Pain says:

    Encore merci pour « Songes et Fables ».
    Garboli fait écrire à Trévi un texte qui aurait pu légender certains de ses portraits. La Mort a interrompu ce dialogue fraternel.
    Le Temps est le personnage essentiel de ce livre.
    Quant à Lenoir : mercantilisme qui s’ appuie sur un subtil dosage entre quête de la sagesse et spiritualité à trois sous. Le Canard enchaîné avait réalisé un portrait très documenté de cet homme… aucun procès n’a été intenté en diffamation par ce grand Sage.
    Cordialement.
    Un fidèle lecteur.

    1. Patrick Corneau says:

      Merci pour l’éclairage concernant le « pop-filosophe » Lenoir… Je me suis attiré les foudres d’un certain Schiffter autre pop-filosophe au petit pied pour avoir montré l’esbroufe de l’imposteur narcissique qu’il est. Bruno Lafourcade l’a aussi étrillé en bonne et due forme (https://brunolafourcade.wordpress.com/2018/05/13/journees-perdues-de-frederic-schiffter/) et aussi ici : https://brunolafourcade.wordpress.com/2019/12/14/lhomme-de-lettres/
      Cordialement,
      P. C.

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