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Susette Gontard, la Diotima de Hölderlin

Patrick Corneau

Il y a quelque temps j’ai eu le plaisir de présenter Le Clocher de Tübingen de Benoît Chantre chez Grasset. Livre-méditation profond, exigeant, grave par moments qui nous invitait à reconsidérer l’œuvre-vie de Hölderlin et plus particulièrement la légende romantique du poète fou dont l’auteur s’attachait à démontrer qu’elle ment pour de trop humaines raisons. Hölderlin n’était pas fou  : il formula un avertissement que l’Europe, à ce moment-là, était incapable d’entendre. La lucidité supérieure et irrecevable du voyant le conduisit à une expérience de rupture, un grand retrait, doublé d’un exil intérieur nourrissant un art poétique qui ambitionna de fournir à ses lecteurs la « forme natale » de leur temps. On sait que c’est après une grande histoire d’amour à Francfort avec Susette Gontard (dont il s’éloigne en 1797) et un exil en France en 1801 que se met en place cette grande odyssée christique qui aboutira à la réclusion dans la petite tour de Tübingen où Hölderlin finira sa vie après quatre décennies de solitude et quasi silence.

Revenons sur cet épisode sentimental, noyau d’opacité où s’origine pour partie ce destin fulgurant et tragique.
Le 28 décembre 1795, le jeune poète Friedrich Hölderlin devient le précepteur des enfants de Jacob Friedrich Gontard, un riche banquier de Francfort. Très vite, Hölderlin tombe amoureux de l’épouse de son employeur, Susette Gontard. Friedrich a 25 ans, Susette 26.
L’idylle naissante entre le poète et la jeune femme sera favorisée par des circonstances exceptionnelles : pendant l’été 1796, les Français assiègent Francfort. Le banquier envoie sa femme, ses enfants et ses serviteurs près de Kassel pour les mettre à l’abri. Dès lors, Hölderlin et Susette Gontard nouent des liens d’une intensité exceptionnelle. Dans le roman qu’il est en train d’écrire, Hypérion, elle devient Diotima, du nom de la prêtresse de Mantinée dont Socrate rapporte l’enseignement sur l’amour dans Le Banquet de Platon.
En septembre 1798, une dispute éclate entre Hölderlin et Jacob Gontard, qui ne supporte plus les assiduités du jeune précepteur auprès de sa femme. Le poète quitte brusquement son emploi, mais reste secrètement en relation avec Diotima. Lorsqu’il apprendra sa mort, en 1802, des suites d’une rubéole mal soignée, son deuil insurmontable lui inspirera quelques-uns de ses plus beaux poèmes avant de contribuer au déclin de ses facultés mentales, jusqu’à la crise qui le conduit en clinique psychiatrique en 1806, avant son installation chez le menuisier Zimmer à Tübingen.

Le livre-dossier que viennent de publier les éditions Verdier se propose grâce à des lettres, poèmes et témoignages de sortir la Diotima de Hölderlin de l’ombre où l’avait maintenue l’histoire littéraire. Les lettres échangées entre Hölderlin et Susette Gontard étaient certes déjà connues des lecteurs français mais sans qu’on ne leur accorde toute l’attention qu’elles méritent. L’originalité du présent ouvrage, en en proposant une nouvelle traduction de la part de Thomas Buffet, est non seulement de les faire passer au premier plan et de donner ainsi à entendre la voix d’une femme remarquable, mais aussi et surtout de conférer tout leur sens à ses lettres en rassemblant autour d’elles, en un jeu de miroirs, d’une part les poèmes inspirés à Hölderlin par sa bien-aimée, et d’autre part un ensemble de témoignages de première main sur la personnalité rayonnante de celle-ci et sur sa relation avec le poète. Tous ces documents publiés par Adolf Beck chez Insel Verlag en 1980 n’avaient jamais été traduits en français – quant aux poèmes, si certains sont déjà bien connus, ils ne le sont pas tous au même degré et font tous ici l’objet d’une traduction inédite. Ce volume permet ainsi au public français de reconstituer le puzzle et de revivre de l’intérieur cette passion dont les poèmes de Hölderlin et son roman Hypérion ont fait un événement capital de la poésie européenne.

Ces pages ne sont pas sans évoquer pour nous, le roman épistolaire de Rousseau, La Nouvelle Héloïse. La différence entre le roman de Rousseau et la relation établie entre Susette et le poète réside dans le fait que la séduction ne s’opère pas entre le précepteur et son élève, mais entre le précepteur et la mère de son élève. Toutefois, au centre de ce drame, sinon de cette tragédie, nous devinons les obstacles que la société oppose : le mariage de Susette, mais aussi la différence sociale qui sépare les deux amants – leur relation est en quelque sorte tuée avant même qu’elle ait pu se développer. Ce milieu francfortois plutôt huppé, Hölderlin l’avait jugé assez sévèrement si l’on en croit ce passage d’une lettre d’avril 1798 à sa sœur : « Et il n’y a que dans la société où demeure le juste milieu que l’on peut trouver encore du bonheur et de la paix, du cœur et du bon sens, me semble-t-il. Ici par exemple, à l’exception de rares personnes authentiques, tu ne verras que d’horribles caricatures. La plupart se laissent enivrer par leur richesse, comme les paysans le sont du vin nouveau car ils sont tout aussi niais, bonimenteurs, grossiers et exubérants. Mais dans une certaine mesure, c’est bien aussi. On apprend à se taire parmi ces gens-là, et ce n’est pas peu. »

Faute d’aveu explicite de part du poète, nous ne saurons sans doute jamais le fin mot de cette relation (à moins peut-être de découvrir un jour un manuscrit qui nous livrerait quelques secrets impudiques), mais il semblerait bien que la liaison de Susette Gontard et de Hölderlin soit demeurée platonique, ce qui, au fond, tend à rendre leur correspondance d’autant plus émouvante.

Que s’est-il exactement passé ? Que sait-on précisément ? Hölderlin et Susette se sont vraiment aimés, et leur complicité, sinon leur proximité, n’a échappé ni à leur entourage, ni à l’époux jaloux. La forme que prit la rupture manifestement brutale et subite a fait l’objet d’hypothèses diverses par André Alter et Pierre Bertaux dans leurs essais biographiques ou de façon romanesque par Peter Härtling : froideur et morgue humiliante du banquier à l’égard du précepteur considéré comme un simple serviteur ? Mésentente conjugale ? (un correspondant écrit : « nous avons droit à ce même regard aimable qui toutefois se ternit légèrement si, à un moment donné, Mme Susette fixe par mégarde son époux »). Pour percer les mystères de ce drame, il nous reste justement la correspondance des deux amants. D’après Thomas Buffet les manuscrits édités par Adolf Beck présentent une écriture nerveuse, rapide, rédigée au crayon, pas toujours très lisible. Si les lettres peuvent atteindre une certaine longueur, Susette les écrit souvent dans un rythme haletant, avec une succession de virgules et de points-virgules qui tendent à faire perdre au lecteur le fil directeur de sa pensée et témoigneraient « graphologiquement » de sa crainte perpétuelle d’être surprise à écrire à son amant. Quoiqu’il en soit, on est saisi par la finesse d’intelligence et la très haute tenue littéraire, sinon spirituelle, de ces missives qui révèlent en Susette une figure éminemment attachante, pleinement digne de l’amour démesuré que lui portait le poète, et tout à fait consciente du génie de celui-ci. La lecture croisée avec les autres correspondants distingue nettement l’écriture de Susette Gontard par un indéniable souffle lyrique qui atteste qu’il y eut entre le poète et elle une authentique et profonde affinité élective.

« Comment ! pensai-je alors à plusieurs reprises, cet amour pur, chéri, pourrait-il se dissiper prochainement, telle une vapeur, pour se dissoudre et ne laisser nulle part de trace résiduelle ? Alors germa en moi le désir, toujours par des paroles écrites, de lui ériger pour toi un monument qu’à jamais, malgré tout, le temps gardera parfaitement intact. J’aimerais tant le peindre dans des couleurs ardentes, jusque dans ses moindres nuances, et l’examiner en profondeur, ce noble amour de mon cœur, si je pouvais seulement trouver la solitude et le repos ! Sans cesse dérangée comme je le suis aujourd’hui, tiraillée de part et d’autre, je ne puis l’éprouver que par bribes, je le cherche sans cesse, et pourtant il est entièrement enfoui en moi ! » (extrait d’une lettre rédigée par Susette vers la fin septembre 1798).

De cette histoire d’amour qui ne dura guère que sept ans, de 1795 à 1802, mais qui se distingua par une exceptionnelle intensité, il ne reste plus que ces lettres, ainsi que l’œuvre poétique et romanesque de Hölderlin, définitivement marquée par la muse que fut Diotima. Ce dossier a l’insigne intérêt de transmettre aux lecteurs francophones le souvenir d’une idylle amoureuse, sans laquelle l’œuvre d’un immense poète allemand demeurerait parfaitement incompréhensible. Signalons la présence en fin de volume d’un appareil de notes accessibles à un lecteur cultivé mais non spécialiste très utile pour comprendre l’identité, la voix spécifique, et donc le rôle de chaque protagoniste ainsi que les contextes socio-relationnels d’écriture. Tous éléments propres à donner l’envie de lire et relire ce chemin de lumière qu’est Hölderlin…

Susette Gontard, la Diotima de Hölderlin – Lettres, documents et poèmes édités par Adolf Beck, traduits de l’allemand par Thomas Buffet, Collection « Der Doppelgänger » dirigée par Jean-Yves Masson, éditions Verdier, 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : Buste de Susette Gontard par le sculpteur Landolin Ohmacht / éditions Verdier.

Prochain billet le 22 juin.

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Patrick Corneau