Patrick Corneau

Pascal, la France et les gilets

Le Pays s’ennuie, la France s’emmerde. Trente années glorieuses, dix années sous crise et rien qui vienne palpiter à l’horizon… Au moins dans la France dite « des régions » où cet horizon devient de plus en plus flou, incertain, indéchiffrable. Alors, dans l’évaporation du politique et l’endormissement d’un état providence au bord de la faillite, on va, on vient, entre le picon-bière, les jeux à gratter et Nagui. On expérimente le grand vide pascalien des villages déserts, la profonde déprime des ensembles pavillonnaires où le siège de jardin en plastique blanc tutoie le nain en plâtre polychrome. Et puis, un jour, entre deux plaintes et trois gémissements, dans la rage impuissante devant le train du monde qui passe et fonce sans vous, un imbécile un peu fort en gueule propose d’aller bloquer ce train, ce flux au rond-point d’à côté. Les yeux brillent. Le quart d’heure warholien du petit chef omnipotent est à portée de gilet… On braille, on exige le klaxon, on moque les « grandeurs d’établissement », on est le ROI. Se sentir lésé est un état d’esprit qui ne favorise pas la largeur de vue. On invective l’autorité, on insulte les élites, on se livre à des pantomimes macabres, on EST le peuple. On voit « des autres » qu’on ne croisait que dans la queue à Intermarché, on se reconnaît, on se parle, on discute SMIC, RIC, CSG, ISF… sans trop savoir ce que cela recouvre. Pas d’importance, le courant passe, c’est chaleureux, on se dilate, ça fait du bien, on n’est plus seul. Les « y’a qu’à » et les « faut qu’on » fusent; l’économie dont l’opacité est impénétrable est réduite à quelques slogans (contre « les riches »). On repeint le monde à la couleur de ses désirs bafoués, de ses rêves désespérément rognés. Le ciel se noircit de pneus incendiés. L’Elysée s’émeut, Jupiter lâche quelques billets. On veut plus. Avec ces « miettes » on pense déjà à remplacer le picon-bière par le Jack Daniels, les jeux à gratter par le tiercé, Nagui par Netflix… Et puis, un autre imbécile – un de ces loups pelés aux yeux bleu marine et au poil insoumis – lance sournoisement: « Et si on foutait le feu à la préfecture?« . Les yeux brillent. La demi-heure de célébrité du petit barbare gaulois est à portée de cocktail Molotov…

Paradoxe des temps actuels: le gilet jaune fluorescent dit de haute visibilité ou gilet de sécurité destiné à mieux rendre visible son porteur est devenu l’habit d’anonymat derrière lequel peuvent s’abriter impunément turpitudes et vilénies, se cacher hypocritement violences et exactions de tous ordres.
L’habit ne fait pas le moine mais le gilet peut faire l’émeutier embusqué et le factieux  dégonflé…

Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Blaise Pascal, Pensées, fragment 139 (édition Brunschvicg).

Illustration: Photographie de « La main jaune », installation située sur un rond-point à Châtellerault (Vienne) incendiée dans la nuit du 15 au 16 décembre 2018.

  1. hyôtoko says:

    Un point de vue respectable et tellement lucide…
    « L’effet de foule » mène nulle part, si ce n’est d’agiter les bras en vain et stupidement…
    La délectation des imbéciles n’en est que plus confondante et pitoyable…
    Bonne année !

Laisser un commentaire

Patrick Corneau