Même si Vincent Van Gogh l’appelait « maître Michel » et s’il est présent dans de nombreuses grandes collections françaises, Georges Michel (1763-1843), est un peintre paysagiste « notoirement méconnu » du grand public. Cette injustice est réparée aujourd’hui grâce à la belle rétrospective proposée par la Fondation Custodia à Paris, reprise d’une exposition antérieure au monastère royal de Brou à Bourg-en-Bresse (Ain).
On sait peu de chose de Georges Michel: fils d’un modeste employé des halles, il fait des copies et restaurations de maîtres hollandais à la demande de Dominique Vivant Denon (1747-1825) alors directeur du Muséum central des Arts, puis participe à quelques Salons (quatre toiles connues) et arrête d’exposer dès 1814. Peu soucieux de répondre aux canons du moment, il peint au noir des œuvres tourmentées assombries par des orages menaçants.
Cela peut paraître modeste mais cela ne l’est pas quand on est face aux quatre-vingts peintures et dessins présentés rue de Lille.
J’avoue avoir éprouvé un choc* devant ces paysages de l’Ile-de-France, situés à Saint-Denis, Montmartre ou La Chapelle, les Buttes-Chaumont, sur les bords de Seine et au nord de Paris. Des vues qui offrent une alternance de plaines et de collines, ponctuées de carrières, de moulins et d’habitations éparses. Le peintre n’est pas allé bien loin, se contentant de ce que son cadre de vie lui offrait, considérant que « celui qui ne peut peindre toute sa vie sur quatre lieues d’espace n’est qu’un maladroit qui cherche la mandragore et ne trouvera jamais que le vide« . Belle conviction qui emporte d’emblée notre assentiment. Comme on le sait, plus l’intention initiale est modeste, plus la réalisation a des chances d’outrepasser celle-ci. Et c’est le cas. Car ce qui émeut dans ces paysages, ce ne sont pas les « pays », c’est tout ce que le peintre met en tension au-dessus de la ligne d’horizon.
Il y a dans la vastitude des ciels de Georges Michel du silence. Le ciel se creuse et apparaît un grand silence qui émane du lieu. Un silence de premier monde. Quelque chose de contagieux qui rend la parole si inutile. Quelque chose d’infiniment triste qui appartient au vide. Peut-être de dépressurisant, d’évidant. Le silence est si absolu dans ces toiles qu’il rend incongru un simple craquement de parquet dans les salles de la Fondation. Il fait fuir l’événement, l’actuel et l’anecdotique. Georges Michel peint dans l’intemporel. D’où cette mélancolie très particulière qui nous vient du sentiment d’être transporté non pas en Arcadie mais dans ce que Pascal Quignard appelle le Jadis. Une peinture sur le motif sans motif autre que la répétition de motifs, comme ces rideaux de pluie violemment rabattus par les vents au lointain. Un goût de la monotonie pour elle-même. La nature est répétitive et monotone. Elle est ce prodige de la monotonie inépuisablement variée. La monotonie amène à l’unité. L’unité est rassérénante – comme la sagesse, elle est grise, donc consolante. Telle est sa force et elle s’impose en majesté dans les paysages de Georges Michel. Ce n’est pas la « nature riante » que la tradition paysagiste du XVIIIe français nous a léguée. Plutôt une certaine grandeur du théâtre géologique où se donnent à voir la violence de l’élémentaire, la puissance des météores – tout ce qui touche à l’effroi du sublime. Ardeur profuse de la végétation dans ce qu’elle a de sauvage: arbres intimidants creusés de profonds sillons où des personnages disparaissent comme engloutis. L’homme s’efface devant la nature comme le peintre s’est effacé devant son œuvre (au risque de l’oubli). Mais pas d’emphase dans ces compositions animées de ciels balayés par les vents qui laissent parfois s’échapper un puissant coup de soleil sur le clocher d’une minuscule église. En puisant leur source dans l’œuvre de Rembrandt, les clairs-obscurs magistraux de ces peintures les font échapper à la grandiloquence du Sturm und drang d’un Horace Vernet ou au sublime plus intériorisé d’un Caspar David Friedrich. Pas de ces apothéoses de lumières jaillissantes à la Turner non plus. Oserai-je parler d’une mesure, d’un équilibre très Français? Et même une certaine fadeur? Une probité de l’œil qui via le pinceau a médité, assimilé la douceur, le ciselé, l’ennui léger des plats paysages de la peinture hollandaise. Mais quelle poésie dans ces opéras de nuées, ces théomachies de nuages où se joue la dramaturgie du ciel et de la terre! Le néphélibate est comblé. Ce que Georges Michel nous donne à contempler ce n’est pas seulement la nature qui fut devant lui, spectrale devant nous aujourd’hui, mais encore ce qui était en arrière de lui, en amont de lui, le jadis quant à nous, puissance cosmique qui nous engloutit, inventivité éparse à l’état brut, cet Inévaluable où nous évoluons tant bien que mal.
L’œuvre de Georges Michel constitue un tournant dans l’art du paysage en France, elle annonce les riches heures de la peinture de plein air** avec l’école de Barbizon et surtout la somptuosité – certes plus enjouée – des ciels d’Eugène Boudin ou du dernier Soutine. Mais ce que cette exposition nous dit aussi et qui est poignant: il y eut un moment en peinture où, tel un thyrse, beauté et vérité se sont entrelacées et entre-fécondées. L’homme et le monde se sont regardés. Un élan a bondi, quelque chose de neuf, innocent, intact, irradiant. Ce moment est perdu et ne se retrouvera pas.

* « Un sentir qui est comme une blessure » écrit Pascal Quignard dans Critique du jugement, Galilée, 2015, (p. 183).
** Vers 1850, les tubes à goulot avec bouchon à vis sont inventés, pour la première fois, les peintres peuvent quitter leur atelier. Cela coïncide avec l’arrivée du train qui permet de s’éloigner de la capitale. Les artistes n’ont plus à peindre en faisant travailler leur mémoire mais à reproduire ce qu’ils voyaient à l’instant T., et plus vite du fait qu’ils devaient reprendre le train, la facture devient davantage instinctive, subjective. Le monde s’efface devant la vision du créateur.

Une sélection d’œuvres.

Georges Michel, « Le paysage sublime », Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, 121, rue de Lille. Du 27 janvier au 29 avril 2018.

Merci à Jérôme Thélot de m’avoir fait découvrir l’œuvre de Georges Michel.

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.

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Patrick Corneau