On ne dira jamais assez combien de richesses insoupçonnées recèlent les bibliothèques abandonnées (ou disons « dormantes ») des maisons de famille. J’ai récemment retrouvé une ancienne édition (introuvable aujourd’hui) de La Vie de Rancé de Chateaubriand avec une préface de Roland Barthes intitulée « La Voyageuse de Nuit », parue en 1965 aux éditions 10/18*. À la relecture d’une telle œuvre Barthes se demande ce qui peut encore intéresser le lecteur moderne dressé par son siècle à se méfier du prestige des phrases. L’historiographie religieuse? La personnalité de Rancé? Non. Si la vie de Rancé peut nous concerner encore, c’est encore à cause de la littérature. Pourtant Chateaubriand a écrit ce livre à la fin de sa vie sur ordre de son confesseur, l’abbé Séguin, par pénitence. On est loin du désir. Apparemment, plus encore de la littérature.
Si l’on se hasarde à lire une œuvre écrite « par pénitence », ce n’est pas par bienveillance, c’est parce qu’on pressent que l’admiration de Barthes pour ce texte ne peut être qu’un prélude à la nôtre. Et effectivement on tombe sur ce passage placé en « avertissement », sorte d’épisode autobiographique dans lequel Chateaubriand est supposé justifier une entreprise d’hommage et de pénitence de deux cents pages. Là Chateaubriand nous apprend que ledit abbé Séguin avait un chat jaune: « L’escalier s’ouvrait à gauche, au fond de la cour; les marches en étaient rompues. Je montais au second étage, je frappais; une veille bonne, vêtue de noir, venait m’ouvrir: elle m’introduisait dans une antichambre sans meuble où il y avait un chat jaune qui dormait sur une chaise. De là je pénétrais dans un cabinet, orné d’un grand crucifix de bois noir. L’abbé Séguin, assis devant le feu et séparé de moi par un paravent, me reconnaissait à la voix. »
Et Barthes de commenter: « Peut-être ce chat jaune est-il toute la littérature; car si la notation renvoie sans doute à l’idée qu’un chat jaune est un chat disgracié, perdu, donc trouvé, et rejoint ainsi d’autres détails de la vie de l’abbé, attestant toute sa bonté et sa pauvreté, ce jaune est aussi tout simplement jaune, il ne conduit pas seulement un sens sublime, bref intellectuel, il reste, entêté, au niveau des couleurs (s’opposant par exemple au noir de la vieille bonne, à celui du crucifix): dire un chat jaune et non un chat “perdu”, c’est d’une certaine façon l’acte qui sépare l’écrivain de l’écrivant, non parce que le jaune fait image, mais parce qu’il frappe d’enchantement le sens intentionnel, retourne la parole vers une sorte d’en deçà du sens; le chat jaune dit la bonté de l’abbé Seguin, mais aussi il dit moins, et c’est ici qu’apparaît le scandale de la parole littéraire. Cette parole est en quelque sorte douée d’une double longueur d’ondes; la plus longue est celle du sens (l’abbé Séguin est un saint homme, il vit pauvrement en compagnie d’un chat perdu); la plus courte ne transmet aucune information, sinon la littérature elle-même: c’est la plus mystérieuse, car à cause d’elle, nous ne pouvons réduire la littérature à un système entièrement déchiffrable: la lecture, la critique, ne sont pas de pures herméneutiques. »
Voilà. Ce que pointe Barthes n’a pas l’air de grand-chose. Mais c’est énorme. Géant. De quoi s’agit-il? Simplement que l’irruption de ce chat jaune, loin de désorganiser le récit, le fait enfin exister au-delà de ses intentions, de toute intention. Il n’y a plus d’intention qui vaille, et ce n’est pas le désordre, l’anomie. Ça existe tout seul et ne s’écroule pas pour autant dans l’indistinct. Rien de plus extraordinairement trivial, inutile et précis que ce chat jaune endormi sur sa chaise, auquel nous n’aurions pas même prêté attention si quelqu’un ne nous y avait invité. Miracle de la parole littéraire qui commence très exactement là où se perdent les traces de l’intentionnalité pour découvrir un autre chemin, car c’en est un, dont il est à la fois faux de dire qu’il « mène nulle part » et faux aussi de prétendre en connaître la destination. Ce qui est merveilleux avec la littérature, ce que Barthes appelle le « scandale » de la parole littéraire, ce n’est pas qu’elle soit platement inutile, mais que cette inutilité fasse signe. Ce qui nous ramène à notre approximative définition précédente: le chat jaune de l’abbé Séguin a bien du sens mais on ne sait pas comment, ni lequel. C’est pourquoi nous l’admirons tant et que, à la lettre, nous ne finissons pas de nous étonner de son heureuse présence: contre toute attente, toute intentionnalité, toute volonté de message et de communication, cette présence a un sens. C’est cela l’incroyable: qu’il y ait quand même du sens, et non l’inverse.
Au fond, c’est peut-être cela la véritable admiration: nous sommes devant quelque chose qui défie toute interprétation possible mais qui est sensé, n’est ni incohérent ni hasardeux, et néanmoins emporte notre adhésion. Cette brève illumination relèverait-elle d’un ordre qui passe le rationnel et que l’on pourrait dire poétique? Il y a là un étonnement, une surprise, un choc qui met celui qui l’éprouve au travail. Un travail d’éveil, celui qui fait dire: « tiens? » Surgissement de l’objet sans sujet. Puissance de l’image littéraire qui a ses épiphanies chez Diderot, Bernardin de Saint-Pierre et d’autres. Dans l’image photographique, c’est le punctum que Barthes a théorisé en 1980 dans La Chambre claire (« ce qui dans la photo me point »).
Le spectacle du chat de Chateaubriand transforme notre admiration fascinée en une admiration réflexive, « interrogeuse », prenant son plaisir au sentiment qu’il n’y aura pas de fin à cette interrogation parce que toutes les réponses qu’on sera tenté de lui donner ne l’épuiseront pas. Comme dit Barthes l’exégèse, l’explication ne vident pas toute lecture, il y a un « reste », une part infrangible, irréductible. Ce qui fait écho à une phrase de Kafka qui m’a toujours intrigué (mais ce n’est pas la seule): « Il y a des questions que nous ne réussirions jamais à laisser dans notre sillage si nous ne nous étions pas naturellement libérés d’elles« . La littérature nous tourmente de ses questions sans réponses et ceci est une bénédiction, une indicible grâce que rien n’explique – la condition même de sa survie. Le génie propre de la littérature ne vient-il pas aussi de ce qu’aucun des états du vivre dont elle s’efforce d’être l’expression, le reflet, n’échappe à une indécision de fait, aussi inscrite dans la chair du monde que celui-ci nous paraît objectivement fini, clôturé dans son évidence et l’absence de tout secret?

* Texte repris dans « Chateaubriand: Vie de Rancé », in Nouveaux Essais critiques, Paris, Seuil, 1972 (OC, t. 4, p. 55-65). Notons que Rancé ne fut pas fondateur de la Trappe (1140), comme l’écrit Roland Barthes, mais qu’il en fut le réformateur déterminé, revenant aux règles fondamentales du monachisme bénédictin et cistercien.

Illustration: Saint François d’Assise à genoux, de Francisco de Zurbarán (Londres, National Gallery) / Photographie de Jerry Bauer.

  1. pascaleBM says:

    Depuis que j’ai compris que les questions auxquelles on apporte réponse, n’en étaient donc pas… je suis fâchée avec beaucoup…

Répondre à lorgnonmelancoliqueAnnuler la réponse.

Patrick Corneau