Aller au musée. Pourquoi? Voir de l’art. Comment?
Quand vous aurez accompli le parcours du combattant… Soit: patienté dans une queue battue par un vent glacial, accédé à l’entrée « sécurisée » où vous aurez présenté les preuves de votre innocuité, passé avec succès une caisse suspicieuse à l’égard de vos éventuels passes-droit, contourné quelques dames conférencières et leurs troupeaux à oreillettes, rassuré les gardiens que votre smartphone ne sert pas à voler le patrimoine national, alors vous aurez le plaisir d’un face à face avec de la peinture – si une rangée de visiteurs ne vous la cache pas. Caricatural, direz-vous? À peine. Si d’aventure, une toile retenait votre attention, vous n’aurez guère le temps de vous attarder dans sa contemplation: un coude, un bras discourtois vous pousseront dans le sens de la visite, vous remettront dans le « flot ». Car un musée aujourd’hui est un lieu qui fonctionne en flux tendu. « Circulez, il y a autre chose à voir! »: impossibilité de s’attarder. L’art ne saurait être une expérience, c’est une chose qu’on effleure superficiellement, aussi le visiteur papillonne*. Exagéré? Si peu… Vous vous impatientez et voulez savoir où je veux en venir? A un portrait de format modeste qui clôt l’exposition « Rubens. Portraits princiers » du Musée du Luxembourg. Une exposition évitable. Sauf si vous aimez la peinture officielle, les costumes princiers et les cols « fraise » qui, selon Michel Serres, auraient eu pour motivation la dissimulation des ganglions produits par les maladies vénériennes courantes à cette époque…
Mais retournons à notre petit tableau (85,7 × 62,2 cm) prêté par la Collection royale britanniqueCe qui est énigmatique dans cet autoportrait de Rubens (1623 – année de naissance de Pascal) est moins, au premier abord, le regard étrangement « vide » du peintre que le petit coin de ciel bleu derrière le personnage.
Ce reste d’un paysage (couchant) recouvert par de grands (et assez malhabiles) aplats sombres – à partir de la droite jusqu’au bord du chapeau, est-ce un « repentir »? En suivant la diagonale haut/gauche > bas/droite, on passe du ciel (lumière) au néant (obscurité) en passant par un regard et le point de brillance d’une chaîne en or qui dépasse légèrement du manteau**. Si la lumière qui éclaire le visage ne vient pas du décor, puisque le sujet lui tourne le dos et qu’elle est finissante, d’où vient-elle? De plus, elle possède cet éclat un peu froid qui exclut les tons saturés et chauds d’un couchant. Rubens travaillait en atelier, ce badigeon noir serait-il un artifice, un décor? Ces grands pans de ténèbres surajoutés seraient-t-ils un hommage à la manière de Velázquez, son cadet et autre génie, qu’il côtoya en Espagne?
Revenons sur l’autre énigme, celle du regard « vide » du peintre. Regard qui n’exprime rien, regard qui ne dit ni une chose ni une autre. Regard voilé par son inexpressivité – qui se tient au bord de son mystère. Visage fermé, celé comme un coffre à secrets. Comme l’a dit Walter Benjamin « Le beau n’est ni le voile, ni le voilé, mais l’objet dans son voile. » Le visage sans secret ne montre rien d’autre que la désignation, il est en quelque sorte devenu transparent ou comme le dit Agamben*** « pornographique ». Notre visuel contemporain est saturé de visages auto-référentiels (selfies) qui ne renvoient qu’à leur seule et triviale existence.
Tout le contraire ici, où l’atone, l’amorphe, voire le flou****, est le masque d’une présence retenue, d’un frémissement humain qui se refuse à être exposé, qui repousse notre voyeurisme. Et a fortiori tout le contraire des portraits princiers présentés dans l’exposition qui, par leur expressivité conquérante rehaussée de l’apparat du costume et des magnificences du décor, « hurlent », si je puis dire, les signes (et insignes) du pouvoir et des « grandeurs d’établissement » (Pascal) .
Significatif et finalement rassurant que nous soyons plutôt indifférents à cette grandiloquente peinture de cour: c’est de la com’. De la peinture politique obscène (au sens primitif de « mauvais augure »), l’obscénité relevant aussi de la violence propre à la propagande comme discours injonctif. Alors que l’autoportrait de Rubens, dans sa nudité pré-expressive, indemne de toute signature politico-théologique, recèle en soi un potentiel de profanation inouï. Isolé et placé comme un point d’orgue à la toute fin de l’exposition, il nous émeut par la probité morale de sa retenue et de son silence sémantique.

* élimination subséquente de la connaissance et de la vérité qui relèvent de la durée. Le visiteur sait que, passé la porte du musée, 4, 5 autres expositions l’attendent, données comme « incontournables ». Comme on lui a inculqué la peur de « passer à côté de quelque chose », il en fera donc compulsivement le tour, en touriste.
** dont la coupe, d’une sobriété janséniste, contraste violemment avec les fastes princiers.
*** Giorgio Agamben, Nudités, éditions Rivages, 2009.
**** car, en fait, on hésite entre « inexpressivité », « mélancolie », « sévérité », « dignité »…

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.

  1. pascaleBM says:

    Malgré sa fréquentation dirons-nous intense des Cours et des Grands de l’époque, une existence frottée à toutes les aristocraties d’Europe, l’autoportrait de 23 me fait souvenir, d’abord et avant tout, qu’il s’en fut en Italie limer son œil, sa façon et sa manière ; il y a quelque chose de caravagesque dans ce portrait, bien que le mauvais garçon, sa vie, son œuvre n’y soient pas. Ce visage, ce regard mangé par une atonie, une blancheur d’autant plus spectrale qu’engoncée dans les bouillons d’étoffe noire. Rien à voir me direz-vous ? j’accepte. Mais je ne peux me dépêtrer de cette étrange impression… surimpression même ; l’extrême concentration lumineuse en est-elle la raison, qui fait émerger comme dans bien des tableaux du peintre maudit, le, ou des centres luminescents hors de la noirceur. Rubens, fils de protestant (probablement baptisé catholique) affiche ici une lassitude dont on ne sait rien et pourtant j’ai le sentiment qu’il/elle en dit long….
    [devinez pourquoi j’ai définitivement choisi de dire ‘file’ ou ‘file d’attente’, surtout si elle est ‘battue par un vent glacial’ ou qu’elle ne cesse de s’allonger … en cas de succès]
    [[et pour la fréquentation quantitative des lieux de culture c’est de l’entassement grégaire qui ne sait pas qu’il en est puisqu’il est grégaire….]]

  2. Oui, le fascinant dans cette toile, vous l’avez fort bien résumé par la formule: le portrait « affiche quelque chose (« lassitude », « réserve », « froideur », etc.) dont on ne sait rien et pourtant j’ai/nous avons le sentiment qu’il/elle en dit long. » C’est ce « qui en dit long » qui constitue le mystère et la force de l’image « hominis manu picta » (que n’a peut-être pas la photographie!?).

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Patrick Corneau