L’humanisme n’a plus le vent en poupe. L’homme est en morceaux. On ne sait plus très bien ce qu’il est. Les déconstructionnistes (Foucault, Derrida et consort) sont passés, les grands récits porteurs d’espoir ou d’idéaux se sont effacés et les utopies en actes que furent les totalitarismes du XXe siècle ont failli. Mais l’homme, s’il vit d’amour et d’eau fraîche, a aussi besoin de repères, d’une vision à laquelle arrimer son insatiable désir. C’est un rêveur invétéré qui veut, qui doit se projeter dans l’avenir pour y réaliser son humanité. D’où la nécessité de réinventer des utopies à la mesure de ce qu’il est (ou plutôt de ce qu’il n’est plus)… Ce sont ces nouvelles utopies que présente et discute très finement le philosophe Francis Wolff dans son nouvel essai, Trois utopies contemporaines.
Avant cela, Francis Wolff refait la généalogie des conceptions que l’homme s’est donné du cosmos et de la Cité idéale. Les Grecs d’abord nous donnèrent deux repères qui permettaient de nous définir entre les dieux et les bêtes. Ils pensaient que les dieux, supérieurs aux humains, avaient pour eux une vie sans limite, ainsi que l’usage de la raison, le logos. Les animaux leur étaient doublement inférieurs, parce que destinés à mourir et dépourvus d’intelligence aussi bien que de langage. Notre espèce était donc au centre du monde ou plutôt occupait l’étage du milieu, mortelle comme les bêtes, mais intelligente comme les dieux. Une histoire ancienne qui allait être bien mis à mal par plusieurs volées de vexations anthropologiques (dont la science n’est pas la moindre) apportées à notre « nostrocentisme » et que notre narcissisme constitutif continue de digérer. Nous avons alors inventé des utopies qui rêvent de faire basculer notre espèce soit chez les dieux, soit chez les animaux. A quoi rêve en effet le transhumanisme (ou posthumanisme), sinon à effacer l’antique frontière séparant l’humain du divin? Ne jamais mourir, fabriquer de la vie, forger de l’intelligence sont bien des ­attributs des anciens dieux, que cette nouvelle utopie projette de fournir aux humains par les vertus de la technique. À quoi songe donc l’antispécisme (ou animalisme) contemporain, si ce n’est à faire disparaître toute frontière entre espèce humaine et espèces animales? Tous les vivants sont sensibles, sans privilège, sans droit à s’exploiter ni à se faire souffrir martèlent les tenants de l’animalisme qui veulent faire de nous des animaux comme les autres et inviter les autres animaux à faire partie de notre communauté morale.
Avec une rigueur de pensée impeccable et subtilement dialectique (idée/contexte/objections-doutes) Francis Wolff s’attache à souligner combien chacun de ces deux effacements de l’humain se fonde, paradoxalement, sur une spécificité proprement humaine. Ainsi le transhumanisme veut-il nous faire habiter chez les dieux par le truchement de la technique, qui n’appartient qu’aux humains. Quant à l’animalisme, il conteste tout propre de l’homme au nom de l’éthique, laquelle se trouve être un propre de l’homme… C’est avec une certaine malice qu’il nous invite à « revenir aux évidences contre les extravagances ». D’où la dernière partie du livre qui dessine une troisième voie, afin de retrouver ce que veut dire « humain », en effaçant toujours des frontières, mais cette fois entre les humains. Francis Wolff plaide en effet pour un renouveau du cosmopolitisme, lequel inclut notamment l’accueil des étrangers, l’égalité de tous les citoyens de la communauté humaine, l’horizon d’un État mondial. L’heure d’un « suprahumanisme » ou humanisme universaliste a peut-être sonné.
Il va de soi que cet humanisme renouvelé est à contre-courant de l’époque. Avec autant de force que de conviction, Francis Wolff défend des thèses claires et nettes, dénonçant les confusions, voire les non-sens ou paralogismes qui se cachent sous les slogans généreux de la pitié ou de la compassion universelle. Les individus mourront toujours, mais l’humanité doit être sinon rendue immortelle du moins préservée. L’intelligence humaine, qui est une fonction de notre animalité et non une puissance de calcul, n’est ni reproductible ni concurrençable par les machines. Les animaux sont à respecter, mais ne sont ni des sujets ni des personnes. Nous seuls parlons et cohabitons dans des cités, sommes des vivants politiques, éthiques, responsables des autres, humains comme non humains sans avoir néanmoins « aucun devoir absolu vis-à-vis de la vie en général ». Sinon, ironise notre philosophie, « de tels devoirs nous obligeraient à respecter les deux cent cinquante espèces de micro-organismes que nous logeons dans notre intestin. »
On voit par là que Francis Wolff ne se fera pas que des amis. Ce professeur émérite à l’École normale de la rue d’Ulm, à Paris, préfère parler vrai plutôt qu’emboucher les trompettes de la doxa. Lire Wolff nous amène à penser que peut-être l’homme a encore besoin des lumières de l’homme…

Trois utopies contemporaines de Francis Wolff, Ed. Fayard, 184 p., 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustration: Untitled (« I Am a Man »), 1988, Glenn Ligon / Ed. Fayard.

  1. pascaleBM says:

    Compliqué de dire en ‘quelques’ mots, ce que ces ‘quelques lignes’ proposent de cette lecture ; parce que -mais c’est la loi du genre « blog »- il faut rabattre sur des formulations synthétiques et pertinentes des développements qui, par nature, ne le supportent -au sens de porter- pas forcément. Et si j’ajoute, que je vais quand même tenter alors que je n’ai pas lu le livre -la loi du genre… du genre parfois- on comprendra que je prends quelques précautions.
    C’est Freud qui parle des trois vexations qui marquent des avancées définitives de la pensée humaine. C’est un passage plutôt facile dans l’ensemble de l’œuvre freudienne, plutôt pertinent, si l’on veut bien lui pardonner de s’être érigé en majesté de la troisième vexation. Ce que je fais.
    Du mal avec l’usage inconditionnel et inconditionné du mot ‘humanisme’ de nos jours. Pas la place de développer, mais ce terme ne représente dans ses usages actuels qu’une facette de sa signification. Car si l’homme, en effet, est le seul animal (un être animé) vivant à disposer d’un esprit capable de penser (et là il faudrait un développement de plusieurs pages…) l’usage de cette capacité unique (à sept milliards d’individus) est polymorphe. Être humain, c’est aussi penser, organiser, tout ce que l’humain lui-même réprouve. L’humain est toujours humain. Toujours. Même dans les pires manifestations, car il est bien le seul à pouvoir les envisager et les réaliser. Là encore, pas assez de place.
    S’il paraît choquant de lire que ‘nous n’avons aucun devoir absolu vis-à-vis de la vie en général’, je suppose qu’il y a un développement très exigeant derrière cette formule. Je préfère toujours, quant à moi, évoquer la sensation. Et si j’ai la certitude que les bactéries n’ont point de sensation, suis bien sûre que chats, chiens -pour le poisson rouge, je suis réservée- et autres animaux supérieurs, en ont. Le devoir de ne pas leur infliger de souffrance, mais tout le monde sera d’accord, est un devoir absolu. Mais qui ne suffit pas à en faire nos égaux. Notre ‘supériorité’ est que nous avons pensé cette injonction morale, pas eux. Car la réciproque n’est pas. La plus petite piqûre de moustique est une torture….

  2. Dans l’expression « aucun devoir absolu vis-à-vis de la vie en général » employée par Francis Wolff (et qui peut apparaître abrupte), il y a deux adjectifs d’importance qui font l’objet d’une discussion serrée dans le livre: « absolu » et « général ».
    Ceci dit, le projet « suprahumaniste » exposé par F. Wolff (que je n’ai pu suffisamment expliciter dans l’espace du blog) comme utopie pour temps de globalisation est tout à fait intéressant et mérite l’achat (et la lecture) de cet opuscule.

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Patrick Corneau